Tribune juive, 9 novembre 1984, par Henri Smolarski

« Crois-tu, reprit le Frère Paul, que le Messie est venu ? » : un reportage de Na’hmanide sur la dispute de Barcelone en 1263.

Procès verbal royal : « L’année du Seigneur mille deux cent soixante-trois, le treizième jour des calendes d’août, le roi des Aragonais et de nombreuses personnes, barons, prélats, religieux et chevaliers se sont réunis au palais royal de Barcelone… »

Curieux des problèmes religieux, influencé par l’Inquisiteur Raymond de Pennafort, le roi Jaime Ier, en cet été de 1263, a organisé une dispute qui fera date dans l’histoire séculaire des relations judéo-chrétiennes. Devant un public de prêtres, de juifs, de négociants, de nobles et d’artisans, Paul Christiani est opposé à Moïse ben Na’hman.

Né sans doute à Montpellier, juif converti, clerc habile, Paul Christiani est pour l’Église un serviteur de grande valeur. Plus tard, sa fureur anti-juive lui fera exiger de Louis IX, dit Saint-Louis, le port de l’étoile jaune par les juifs de France. Moïse ben Na’hman, dit Na’hmanide, 70 ans, est un des rabbins les plus savants, les plus rayonnants de son temps. Les juifs d’Espagne lui ont naturellement demandé de défendre la Tora dans ce procès à grand spectacle.

Après la dispute, et sur requête de l’évêque de Gérone d’où il est originaire, Na’hmanide rédige sous forme de reportage les quatre journées de débats. Cet extraordinaire document est aujourd’hui traduit en français et publié avec une préface et un commentaire du rabbin espagnol des chapitres 52 et 53 d’Isaïe. La Dispute de Barcelone (collection des « Les Dix Paroles », Verdier) illustre un aspect original, à la fois religieux et politique, de la polémique entre juifs et chrétiens.

En 1240, à Paris, un autre apostat, Nicolas Donin, opposé à quatre rabbins français, dont Rabbi Ye’hiel, a obtenu la condamnation et le bûcher pour le Talmud considéré comme une entreprise blasphématoire. Le propos de Paul Christiani est tout à fait différent. « Il s’agit de montrer, dit l’anonyme préfacier de la traduction, que les docteurs du Talmud avaient reconnu la messianité de Jésus et avaient foi en sa religion. » Ce Na’hmanide, qui n’admet pas l’inspiration chrétienne du Talmud, n’est donc qu’un imposteur qui trompe le peuple sur la réalité de la tradition juive. Si le Messie est venu, l’errance juive, l’existence même du peuple juif est une absurdité. S’il n’est pas venu, tous les pouvoirs, tous les empires sont destinés à être emportés par le torrent de l’histoire, y compris l’Église.

L’enjeu du procès, Paul Christiani et Na’hmanide l’ont fort bien compris.

Selon Na’hmanide, la seule différence pour Israël « entre ce monde et les temps messianiques est la soumission aux pouvoirs ».

L’humour souvent cinglant de Na’hmanide, le mépris ouvert dans lequel il tient le Frère Paul « qui ne connaît rien du tout », confère à cette dispute une allure théâtrale vivante, loin des somnolentes controverses théologiques.

Dès le premier jour, Na’hmanide annonce la couleur et exige l’entière liberté de parole. « À condition de ne point faire outrage à la foi », répondit le Frère Raymond de Pennafort. Éclat de Na’hmanide. Pour qui me prend-on ? Croyez-vous que je n’ai pas assez d’instruction pour exprimer « avec retenue ce qui sera, cependant, mon intime conviction ? »

Paul Christiani lui lance au visage la question de Rabbi Josué au prophète Élie (Sanh. 98a) : Quand viendra le Messie ? Réponse : Demande-le au Messie lui-même ! — Et où est-il ? — À la porte de Rome parmi les malades. Triomphe de Frère Paul. « Tu vois bien, dit-il à Na’hmanide, le Messie est déjà venu et il est dans Rome. » Rire de Na’hmanide. Si le Messie est déjà venu, pourquoi demander à Élie « quand viendra-t-il ? ».

Là-dessus intervient Jaime Ier. « Et où est-il aujourd’hui, demanda le roi ? — Cela n’est pas indispensable à la dispute et je ne répondrai point, déclarai-je. Peut-être le trouveras-tu aux portes de Tolède, si tu y dépêches un de tes émissaires, dis-je en plaisantant… »

Tout au long des quatre jours, Na’hmanide, cette fois sans plaisanter, rappelle que le Messie signifie la fin des guerres, la justice, une civilisation du dialogue. Mais si le Messie est aux portes de Rome, c’est-à-dire de la civilisation romaine et chrétienne, ce n’est pas gratuitement. « Ce n’est que lorsque le Messie viendra devant le pape (à Rome) et lui dira par un commandement de Dieu : “Renvoie mon peuple”, qu’il sera effectivement venu… »

Le quatrième jour, la dispute prend fin par une polémique sur La Trinité. « C’est là, dit Paul Christiani, chose extrêmement profonde, que même les anges et les archanges ne comprennent pas. » Réplique de Na’hmanide : « Il est évident que l’homme n’a pas foi en ce dont il n’a pas connaissance. Aussi, les anges eux-mêmes ne peuvent-ils avoir foi en La Trinité. »

Le roi Jaime d’Aragon sourit, offre à Na’hmanide trois cents dinars et le prie de retourner dans sa ville « pour la vie et la paix », Pendant que le virulent Frère Paul s’en va sermonner les juifs de Provence, Na’hmanide prépare sa montée en Terre d’Israël. Autre façon de continuer la dispute de Barcelone.