Entretien avec Giulio Carlo Argan, par Alain Jaubert et Marc Perelman 2

8. L’art et la culture

Dans la perspective que vous dites d’unification du système capitaliste sur toute la planète, comment voyez-vous se développer les rapports entre l’art et la culture, l’art et la civilisation ?

Voilà quelque chose qui est plus près de mes connaissances, parce que je dois l’avouer, en tant que politicien, je suis un amateur, mais en tant qu’historien de l’art, je pense être un professionnel. Naturellement, comme tous les jeunes italiens, ceux qui étaient jeunes lorsque j’étais jeune, j’étais très enivré par l’idéalisme, surtout l’idéalisme de Croce, en Italie. Par la suite, avec une expérience d’un côté phénoménologique et existentielle, et d’un autre côté marxiste, mes idées sur la situation de l’art dans le monde ont beaucoup changé. Et je peux chercher à l’expliquer en peu de mots. Je considère l’art comme une sorte de modèle de la production de l’artisanat, lié à l’économie de l’artisanat. Il y a des rapports culturels évidents, des analogies de formes, des morphologies qui sont communes, le rapport avec un modèle idéal de la nature qui est commun, l’utilisation des techniques manuelles qui est commune. Et en tant que rapport avec la production artisanale, j’explique même ce qui a été considéré comme la valeur idéale, spirituelle, religieuse de l’art. Pour l’artisanat, on parle de production. Pour l’art, on parle de création. Qu’est-ce que la production ? La création, elle, serait une sorte de production dont le grand industriel est le bon Dieu. De cette façon, l’art est justifié, institué par la providence de Dieu pour le bonheur du monde. L’art était lié très étroitement à la religion catholique, à l’église ; l’église qui est une structure instituée par Dieu pour donner aux hommes la possibilité de monter au ciel. Et bien, l’art est justement l’un des instruments de cette valorisation intellectuelle et spirituelle de la production artisanale. Naturellement, c’est une explication à peu près marxiste mais évidemment, ce n’est pas une solution du problème. Il y a quelque chose au-delà de cette utilité sociale de l’art. Oui, c’est vrai, dans le système culturel occidental, l’art est une composante nécessaire et fondamentale. Qu’est-ce qu’elle représente ? Elle représente les produits de l’imagination, tandis que la production économique est plutôt le produit, la réflexion rationnelle d’une activité logique ; elle est faite pour répondre à ses besoins. Il y a donc un rapport logique entre le besoin et la consommation. Cette sorte d’équilibre logique entre les deux, c’est justement l’équilibre qui maintenant s’est gravement altéré. Pourquoi alors cet instant métaphysique de la production, du travail, ne pourrait-il pas être en rapport avec l’idée que c’est le travail humain qui représente la possibilité de sauver son âme, d’un salut de l’âme. Et alors, si l’art est conçu dans cet idéal d’une existence au-delà de l’existence quotidienne, de l’existence pratique, et bien, voilà ce que je me demande toujours : qu’y-a-t-il au-delà de la vie ? C’est évident, la mort. Il y a un grand philosophe, Hegel, qui a parlé d’une mort de l’art. Et qui a été le philosophe de la bourgeoisie, de la civilisation bourgeoise, qui était en train de monter en Europe. Il a compris que dans une situation bourgeoise, l’art était destiné à être comme absorbé par la pensée philosophique, être une vérité pas seulement comme effet d’une sorte d’intuition, d’induction, mais une vérité acceptée.

9. La crise de l’art

Mais est-ce que vous ne pensez pas qu’actuellement, de même que la société est en crise, l’art aussi est en crise ?

Je pense que l’art est beaucoup plus que dans une crise. Je pense que l’art est une valeur qui a, du moins pour l’instant, achevé son existence. D’ailleurs, durant toute son histoire, l’art a été une communication entre deux sujets. Cette communication ne peut pas devenir une communication de masse. Ici, le discours pourrait devenir très long et très difficile et aboutir à des problèmes qui sont tout à fait en dehors de mon horizon philosophique, c’est-à-dire les grands problèmes des mass-media, la communication et la consommation d’images par les masses. Ce qui est presque annuler l’idée de liberté. Je suis assez vieux pour me rappeler ce que fut le fascisme, avec ses drapeaux, ses uniformes, ses fanfares. Maintenant, ce n’est pas nécessaire du tout, il y a la télévision qui fait cela. À huit heures et quart, il y a des millions de personnes dans un pays qui voient la même chose, qui reçoivent la même communication, qui y répondent avec des émotions intérieures, évidemment. Ce qui finit par retirer toute notre sensibilité envers le monde, notre sensibilité humaine. Regardez la télévision. Maintenant que nous avons vu la guerre du Golfe avec des morts, des milliers de morts, que nous avons vu le Bangladesh, que nous avons vu tout cela, au fond nous avons été incapables de juger parce que nous avons été des témoins, et le témoin ne juge pas. On a trouvé un système qui empêche la critique, qui empêche le jugement, qui empêche donc l’histoire parce qu’il est évident que l’histoire est le produit d’une critique et d’un jugement. Moi, je dois dire que je ne crois pas possible que l’art puisse exister dans ce système, puisque justement l’art est avant tout critique. Ce n’est pas moi qui dit que l’art est une critique, le premier a été Sir Joshua Reynolds, vers 1780. Ce grand peintre a dit : l’art est une critique. La pensée anglaise de la période des Lumières considère l’art comme une critique. Il y a un critique du début du XVIIIe qui s’appelait Richardson et qui a écrit d’un point de vue économique très sérieux : l’art, c’est la technique qui produit le plus de richesse. Entre la valeur d’un petit morceau de toile, d’un petit cadre en bois et quelques morceaux de couleur, on fait une chose qui coûte… Mais qu’y-a-t-il entre la toile blanche et le tableau ? Il y a une peinture. Cette peinture, ce n’est pas une chose qui est faite en deux heures, ou trois jours, un mois. Pour la faire, est nécessaire une expérience, une culture. Vous vous rappelez qu’à la fin du siècle passé, un peintre américain qui habitait Londres, Whistler, a eu un procès contre Ruskin, parce que ce dernier avait dit qu’il avait demandé je ne sais pas combien de livres pour un tableau qui avait été peint peut-être en quelques heures. Il a dit : « Oui, je l’ai peint en quelques heures, mais pour pouvoir peindre ce tableau en quelques heures, j’ai étudié pendant toute ma vie. » Cette sorte de valeur, c’est une valeur qui est celle d’une communication des idées qui n’ont pas été des idées réfléchies, comme produits d’une rationalité, comme la pensée mathématique. Mais ce sont les produits de l’imagination. Jusqu’au début de ce siècle, presqu’aucun philosophe n’a étudié l’imagination comme une pensée concrète, réelle ; ils l’ont étudiée peut-être comme une sorte de fuite de la réalité, d’évasion de la réalité. Justement, cela a commencé avec Bergson. Maintenant, le plus avancé dans les recherches sur la valeur intellectuelle et la structure, la dialectique de l’imagination, ce sont les travaux d’Arnheim. Il y a cependant eu un moment dans l’histoire de l’art où on a vraiment posé le problème de l’imagination comme un problème religieux, intellectuel, celui d’une activité réelle de la pensée ; et cela a été avec Le Bernin au commencement du XVIIe siècle. Quelquefois, on me reproche de donner trop d’importance à la culture, aux idées, à la réflexion, à la philosophie des artistes. Ils disent : « Mais Michel-Ange n’a jamais réfléchi à ces choses-là. » Je suis d’accord. Mais moi, j’ai pensé ces choses-là, je n’aurais pas pu les penser sans Michel-Ange.

Lorsque j’ai écrit mon livre sur Gropius (Cf. la bibliographie), celui-ci m’a dit : « Je vous remercie, vous avez écrit sur moi. Vous m’avez attribué une philosophie. Mais je ne suis pas un philosophe. Je n’ai pas réfléchi à ces choses-là. » Et je lui ai dit : « Mais Monsieur Gropius, ça n’a aucun importance ; vous, vous avez fait en sorte que moi j’ai pu réfléchir sur votre travail, sur les choses que vous avez faites. » C’est comme lorsque nous lisons un philosophe, un poète, ou un écrivain des siècles passés, nous pensons à des choses qui ne sont pas les choses auxquelles il pensait, mais ce sont des choses auxquelles il nous fait penser. Ce qui est important et qui établit son actualité aujourd’hui. Et j’en viens là à un des points de ma conception de l’art. Je disais toujours à mes élèves, lorsque j’étais professeur à l’Université, qu’il n’existe pas un problème de Giotto dans son époque, dans son environnement, etc. Puisque nous, aujourd’hui, nous sommes ici nous causons de Giotto parce que Giotto est un problème aujourd’hui. Et l’importance des œuvres d’art, ce qu’on appelle l’éternité des œuvres d’art, c’est qu’elles ont la possibilité de garder ce caractère de problème, même aujourd’hui, bien que ce soit des choses anciennes. Alors naturellement, c’est vrai, il faut étudier l’œuvre d’art dans son milieu, dans les causes même occasionnelles, qui l’ont produites. Chez mes élèves, dans mon école, les jeunes me disaient qu’ils étaient très intéressés à savoir, à étudier : les conditions d’achat des œuvres d’art, les collectionneurs ; quel était le rapport entre les artistes et le marché… Je me rappelle d’une fois que j’avais un des jeunes élèves qui était plus marxiste que les autres, et qui me dit : « Mais c’est important de savoir que Mantegna a peint ce tableau-là pour le prince ! » Je lui ai dit : « Mes chers amis, c’est beaucoup plus important de savoir contre qui ce tableau a été peint. » Parce que dans l’histoire de l’art, il y a des discussions, il y a des polémiques, comme dans la littérature, comme dans les sciences, comme dans la philosophie. Et en étudiant l’histoire, j’ai été quelquefois surpris de découvrir que les artistes luttaient entre eux pour la victoire de leurs idées. Mon dernier livre sur Michel-Ange architecte montre l’histoire d’une sorte d’antagonisme profond, qui n’était pas une rivalité de métier, mais qui était un antagonisme d’idées très profond entre Michel-Ange et Léonard. Ce dernier qui était plus vieux que lui, et qui avait conçu l’art comme une plus vaste connaissance du monde, avait conçu l’art comme un procédé méthodologique de l’analyse et de la connaissance du monde, tandis que Michel-Ange était passé d’un point de vue gnoséologique à un point de vue ontologique, et avait posé le problème de la connaissance de soi-même par rapport aux problèmes religieux, aux problèmes de la vie éternelle après la vie réelle, etc. Alors que toute la philosophie moderne est fondée plus sur l’ontologie lorsqu’à la fin du XVIe siècle s’est déjà formée en Europe une science organisée : avec Copernic, d’un côté, et Galilée de l’autre. Désormais, à la fin du XVIe, la connaissance de la réalité, la connaissance du monde n’était plus une chose pour les artistes ; il y avait une science pour le faire. Tous ces scientifiques-là n’ont pas cherché à se rattacher aux recherches scientifiques de Léonard parce qu’une science artistique comme Léonard l’avait conçue était complètement dépassée. Plus important était l’existence d’une science avec une fondation philosophique, telle qu’a été la science de Galilée, et après avec Luther, Spinoza, Leibnitz. Mais presque personne n’a jamais réfléchi qu’au même moment, la même année, lorsque Descartes décrivait le dessein de la pensée rationnelle, à Rome, Le Bernin décrivait dans ses œuvres la naissance d’une pensée imaginative. Oui, c’est vrai, pour Descartes la rationalité avait sa conclusion dans une vérité énoncée, c’est-à-dire, dans les mots, dans le langage, tandis que l’imagination agit directement sur la réalité physique de l’artiste, sur les mouvement de ses bras, sur le traitement d’une matière, c’est-à-dire a une issue pragmatique au lieu d’avoir une issue philosophique ou mathématique. Le Bernin est vraiment, et c’est un peu paradoxal, le parallèle de Descartes pour la pensée imaginative.

Vous exprimez clairement la dialectique historique entre art et culture. Je dis historique ! Vous dites justement que les mass-media ont un pouvoir très important aujourd’hui. Est-ce que vous voyez une fin de cette dialectique entre l’art et la culture, voire une fin même du système figuratif ?

Aujourd’hui, je pense que l’art existe. Il y a des artistes qui font des tableaux, des sculpteurs qui font des sculptures ; évidemment, ils le font parce qu’ils ont quelque chose à dire au monde avec leur peinture. Mais je suis persuadé qu’ils affirment seulement dans leurs tableaux et dans leurs sculptures la mort de l’art. C’est un peu comme les discours que Cassius, si je me rappelle, prononce dans le César de Shakespeare sur le cadavre, sur la dépouille de César mort. Lui aussi a dit : « César est toujours vivant. » Oui, il était toujours vivant puisqu’il était mort. On pourrait dire la même chose de l’art. Il est toujours vivant parce qu’il est mort. Je vais vous dire. Je suis assez près de la pensée, sur ce point-là seulement, d’un philosophe français, Alain, que je considère assez remarquable et qui a écrit un Système des Beaux-Arts, et même plus que cela, le système technique des Beaux-Arts. Il a écrit que les arts aujourd’hui sont un système technique qui a terminé son existence. Puisqu’il est l’idée de la mort, la métaphore de la mort, il peut continuer à dire : l’art est éternel parce qu’il est mort. Mais le problème aujourd’hui est autre. C’est le problème de savoir si, dans une société de mass-media, dans une société de l’information par image, il y aura quand même encore une certaine idée de ce que nous appelons aujourd’hui la valeur esthétique. Il peut y avoir une esthétique en dehors de l’art. Nous tous, nous avons une certaine considération de la beauté d’une jolie femme, c’est une valeur esthétique, qui heureusement n’a rien à faire avec l’art.

Les femmes… Il n’y a pas simplement le corps de la femme, il y a aussi son costume, la façon dont elle s’habille, la parure.

Évidemment le corps de la femme a intéressé aussi les esthéticiens, pas seulement vous. Il y a d’autres gens avant vous qui ont eu un certain intérêt pour le corps de la femme, mais en réalité ce n’est pas une valeur… Oui, naturellement, vous pouvez me dire il y a le maquillage, il y des choses comme ça, mais il y a même une beauté d’un point de vue idéal, n’est-ce pas ?, la beauté de Vénus. Vénus ne se maquillait pas. Homère ne dit rien là-dessus. Alors, je suis obligé, sur ce problème, de faire plus confiance à Monsieur Homère qu’à vous, je vous demande pardon, mais c’est comme ça. Et bien, peut-être y aura-t-il des valeurs, des types esthétiques qui pourront s’approcher de valeurs de type esthétique qui seront produites par la télévision, ou qui seront produites par des mass-media. Ce qui est possible. Parce que si vous réfléchissez, c’est une expérience qui n’est pas l’expérience d’un critique, c’est l’expérience de l’homme de la rue. Moi aussi quelquefois je regarde la télévision. Aujourd’hui, la télévision est encore très arriérée parce que, par exemple, elle donne des films qui sont des films faits pour les salles de cinéma et qui passent sur le petit écran. Il est plus rare qu’il y ait des spectacles qui soient faits, réfléchis pour le télévision. Je dois dire qu’il y a eu une certaine déchéance vis-à-vis de ce qui était existait il y a dix ans. La publicité est quelquefois, d’un point de vue, une technique esthétique, beaucoup plus avancée que les films qui sont donnés par la télévision. Je me rappelle avoir vu, surtout à la télévision américaine, des publicités, des réclames, des produits qui étaient vraiment quelque chose de nouveau, qui pouvaient être considérés comme des choses d’art, comme une application d’une esthétique, la réalisation d’une esthétique. Il peut être absolument possible que la télévision, les mass-media, la communication par image puisse être une manière de communication esthétique. Mais il y a toujours un problème politique, même là. Rappelons-nous que, à la fin du XVIIIe siècle, Schiller a écrit un petit livre sur l’éducation esthétique où il expose l’idée d’un rapport, pour mieux dire, d’une identité entre la communication, l’expérience esthétique et l’expérience libre. L’expérience esthétique est une expérience libre de la réalité du monde, mais alors au moment où la télévision et les mass-media seront des instruments de pouvoir, ils ne donneront jamais la possibilité d’une expérience esthétique, parce que l’expérience esthétique est une expérience de liberté, une expérience contre le pouvoir.

10. Le baroque

Vous évoquiez tout à l’heure la figure du Bernin, que vous mettiez en parallèle avec Descartes, Descartes/Le Bernin. C’est un thème de votre livre L’Europe des capitales (Cf. la bibliographie). Qu’est-ce qui se passe exactement à l’âge baroque dans la société pour justifier cette espèce de renversement des valeurs et cette nouvelle raison qui apparaît ?

Oui, c’est un peu ma bagarre, vous savez. Alors, comme je vous disais, je suis intéressé par les problèmes actuels, les problèmes d’aujourd’hui. Je considère nécessaire d’étudier l’histoire pour comprendre la réalité présente. Qu’est-ce qu’a représenté le baroque ? Une sorte d’exubérance technique, la magie, la toute-puissance des techniques. Technique, c’est faire quelque chose. L’Église, après la Contre-Réforme affirmait que l’homme pouvait se sauver par son œuvre, par son travail, par ce qu’il produisait. Alors, il devait produire beaucoup, produire d’une façon voyante, produire dans une sorte d’élan spirituel vers une forme de salut, par une forme de salut, qui était une forme, la véritable forme d’une liberté. Que s’est-il passé au nord, dans les pays protestants ? Dans les pays protestants, il y avait une autre idée de la richesse. La richesse était quelque chose qu’il fallait produire comme une sorte d’hommage à la divinité. Il y a un sociologue et philosophe contemporain qui s’appelait Max Weber, et son livre L’Éthique protestante et l’esprit du capitalisme. Voilà, les deux aboutissements de deux idées, deux conceptions religieuses, telles que sont les religions catholique et protestante. La religion protestante aboutira à l’industrie, la religion catholique à l’artisanat. Et le baroque a été le dernier éblouissement de l’artisanat. Vous rappelez-vous des travaux très délicats, et de patience, qu’on faisait dans les couvents ? Des bouquets de fleurs en bois avec des feuilles très subtiles ? Vous rappelez-vous ça ? Des tricots d’une finesse incroyable qui étaient produits dans les couvents de femmes, de moines. Quelle était la moralité de ces travaux-là, qui prenaient des mois de travail ? Et si, à la dernière minute on faisait une toute petite erreur, il était nécessaire de tout arrêter, c’était fini, tout était détruit, comme dans l’existence. On peut vivre une existence la plus chaste, la plus vertueuse du monde, mais si à la dernière minute la tentation du diable vient, et si vous péchez une fois, vous êtes condamné pour l’éternité aux enfers. Voilà l’éthique que je crois fondamentale du baroque.

C’est à l’âge baroque que naît la notion de capitale, de ville capitale, c’est un de vos grands thèmes ?

Oui.

Dans la ville de Rome, justement. C’est la ville de Rome qui devient l’archétype ?

La ville de Rome est le modèle de la capitale parce que dans le monde chrétien, c’est la ville instituée par Dieu, que Dieu a choisie comme siège. L’Empire romain, c’était l’État comme valeur, la plus grande valeur possible. C’est l’État qui devient un État religieux. Cette histoire, qui n’est pas tellement édifiante de mon point de vue, de Constantin est la conversion de l’Empire romain à l’église chrétienne. Rome est vraiment la ville qui a une sorte de charisme, une sorte de charisme spirituel, et qui est la ville, le siège du pouvoir, et d’un pouvoir qui a été donné et qui est protégé par Dieu lui-même. Vous vous rappelez que dans la peinture byzantine, il y a l’image du Pantocrator. C’était Dieu qui gouvernait le monde et Rome était vraiment la ville du Pantocrator. Naturellement, elle a changé, elle s’est sécularisée. Rome est toujours la ville qui est la concrétisation du pouvoir, et alors c’est la ville-capitale qui est la concrétisation de l’État.

Je me rappelle, Skira, lorsqu’il est venu chez moi (Skira était un homme très intelligent et un grand éditeur), m’a demandé d’écrire un livre sur le XVIIe siècle, sur le baroque, et m’a montré les autres livres de cette série où il y avait ce livre de Duby intitulé L’Europe des cathédrales. Eh bien, il ma dit : « Nous avons ce livre de Duby, L’Europe des cathédrales, quel titre voulez-vous donner à vos livres ? » J’ai dit : « L’Europe des capitales. » Il fut fait par rapport au livre de Duby.

Mais le modèle de la Rome capitale que dessine Sixte-Quint est en fait complètement imprégné de l’archéologie romaine ?

Oui, oui, naturellement. C’est tout le problème de la Renaissance. Vous savez que la Renaissance a été considérée comme l’époque la plus brillante, la plus resplendissante de l’histoire de l’art, pas seulement en Italie mais en Europe. Aujourd’hui, l’idée de Renaissance s’est rétrécie toujours plus, et maintenant, c’est tout simplement une chose de quelques dizaines d’années, avec le projet d’une renovatio urbis Roma. Avec la fin du schisme d’Occident, aux XIVe-XVe siècles, Rome était la ville qui s’identifiait à l’Église puisque justement elle était fondée sur la Rome ancienne, et la culture humaniste qui commençait à donner une grande valeur à l’expérience du monde ancien. Alors pour moi, classique ou Renaissance, ce sont vraiment des problèmes.

11. Maire de Rome (suite)

Est-ce que cela n’a pas été pour vous une espèce de vertige, en tant qu’historien de cette période-là, et devenu tout d’un coup maire de Rome, de voir que les problèmes qui se posaient à la naissance de la Rome moderne, c’est-à-dire la Rome du XVIe et du XVIIe se retrouvaient exactement identiques au XXe siècle, c’est-à-dire gérer à la fois la Rome ancienne, qui est là et très encombrante, et la Rome moderne avec les gens qui l’habitent ?

Vous voyez, ça c’est en réalité le grand problème. Cela a été le grand problème déjà dans les siècles passés lorsque les piémontais sont arrivés à Rome. Rome était une ville de 200.000 habitants, maintenant on est plus de 4 millions. Il était nécessaire de changer, de faire de nouveaux quartiers et de faire mêmes les bureaux de l’État italien. Il était alors nécessaire de faire une Rome moderne. Quelquefois, je me demande s’il n’aurait pas été peut-être mieux de garder Rome, pas comme une petite ville, mais une ville pas trop grande, avec un niveau culturel très élevé, une ville diplomatique et politique surtout au lieu d’en faire une ville moderne. La ville moderne a dégénéré dans une ville complètement chaotique. Mais n’aurait-il pas été préférable d’en faire une ville morte ? Vous me direz, on aurait pu en faire une ville bien organisée, bien dirigée, etc. Mais vous savez très bien que ce sont des utopies. On a ouvert Rome à tout le monde. C’est mieux ? C’est mal ? Je ne sais pas, je ne sais pas. Quelquefois on m’a dit : « Est-ce que vous croyez à l’éternité de Rome ? » J’ai répondu : « Mais oui, puisque sa décadence n’aura jamais une fin. »

Vous me répondez un peu à cette question en homme politique. J’aimerais avoir votre réponse d’un point de vue sentimental. Quelle sensation avez-vous eu, vous, le jour où vous vous êtes retrouvé maire de cette ville avec tout son passé historique ?

Comme je vous le disais, je n’étais pas heureux d’être maire mais quand même cela m’a donné quelque chose, puisque j’ai toujours énormément aimé Rome. C’est une ville extraordinaire, d’une beauté, d’une humanité même cachée, presque introuvable, mais extraordinaire. Lorsque j’étais maire, j’étais très intéressé par la découverte de cette réalité lamentable qui était la ville pauvre, qui était la misère des périphéries et même des bidonvilles immédiatement en dehors de la ville. Je suis arrivé, je peux le dire, à éliminer toutes les baraques pendant que j’étais maire. On a pu accueillir les gens dans quelques hôtels modestes, mais on a éliminé les baraques, la municipalité de gauche a éliminé les baraques de Rome. Je me suis toujours demandé si c’était mieux de faire de Rome une statue ou de la laisser comme une vieille femme encore agréable et un peu vicieuse, un peu prostituée même. Mais peut-être était-ce mieux, je ne sais pas.

12. L’architecture, Brunelleschi. Portraits d’artistes

L’architecture pour terminer. Vous êtes à l’origine d’un regain d’intérêt pour les œuvres de Brunelleschi. Quelle idée vous êtes vous fait de Brunelleschi ? Est-ce que vous avez l’idée de son architecture comme une valeur d’anticipation ?

À l’égard de Brunelleschi, il a été le grand génie qui a créé une culture, un des grands créateurs d’une culture bourgeoise en Europe. Il le savait très bien. Il était très lié en amitié avec Donatello qui était un homme du peuple, très savant, mais homme du peuple. Ils se disputaient toujours. Donatello reprochait à Brunelleschi qui avait fait un Christ, une sculpture, d’avoir crucifié un Monsieur, un bourgeois. Et Brunelleschi reprochait à Donatello d’avoir crucifié un paysan. Mais il a été le créateur de cette grande culture bourgeoise. Il a travaillé pour Cosme de Médicis, Cosme premier, Cosimo il Vecchio, qui était quelqu’un comme le grand industriel de nos jours qui a des intérêts culturels. Je disais quelquefois que si Brunelleschi avait vécu dans notre siècle, en Italie, il aurait été l’architecte de Olivetti, la maison Olivetti, qui est la plus avancée parmi les industries italiennes d’un point de vue technologique et même d’un point de vue social. Je suis persuadé que la culture bourgeoise a été la grande culture et peut encore être une grande culture. Tout cela est lié avec une culture des travailleurs puisque il y a toujours un rapport, une liaison entre les intellectuels bourgeois et le prolétariat. Je pense qu’en réalité, cette époque-là a été très importante, justement, pour la naissance d’une seule culture.

Vous nous racontiez que vous aviez connu beaucoup de personnes. Est-ce que vous pourriez nous faire quelques portraits assez brefs d’un certain nombre de gens que vous avez connus comme Giacometti, Fautrier, Matisse ?

La première rencontre a été avec Matisse. J’étais très jeune. Il m’a reçu. J’étais présenté par Venturi que Matisse connaissait très bien. Il était déjà malade. Il était couché avec une chemise très blanche. Il était candide avec ses lunettes d’or, sa petite barbe blanche ; il était très aimable. Il y avait là des jolies filles qui coupaient des papiers colorés, et lui, donnait des instructions pour les placer sur le mur. Alors moi, qui étais très jeune, un peu ingénu, je lui ai dit : « Maître, comment ? Vous êtes pour nous le plus païen des artistes, vous êtes vraiment le Gide de la peinture, et vous avez peint une chapelle, avec une grande vierge. Mais comment est-ce possible que vous soyez passé à la foi catholique ? « Non, mon jeune ami, mais j’ai toujours aimé les jolies femmes. » Je trouve que ça c’était admirable. Non ?

Vous avez rencontré Picasso aussi ?

Oui. Je peux dire que ça a été une soirée mémorable dans mon existence. Ici, dans un restaurant Piazza du Trastevere, qui s’appelle Cisterna, en 1953, je me rappelle. Il y avait eu à Rome une réunion de ce qui alors s’appelait le Comité de la Paix. J’étais invité à dîner par Luchino Visconti, le grand metteur en scène de cinéma, et on s’est retrouvés à la même table avec Luchino Visconti, Guttuso, Picasso, Sartre, Lukács et moi.

Et Giacometti ?

Oui. On a été de grands amis. Lorsque j’arrivais à Paris, il venait me chercher parce qu’il avait son atelier pas loin de l’hôtel où j’allais. Alors je lui téléphonais, il m’invitait à dîner. Être invité pour dîner avec Giacometti c’était aller à la Coupole. On mangeait des œufs durs. Ces œufs durs verts qui sont la spécialité de la France. Je ne sais comment, il ont des œufs durs verts. Et avec ses grands doigts de sculpteur, il épluchait avec une vitesse incroyable l’œuf ; puis il me donnait l’œuf, deux œufs, trois, quinze s’il avait voulu. C’était un homme admirable, délicieux, Giacometti.

Fautrier était un homme délicieux aussi, mais très difficile, avec une névrose incroyable. Et c’était très fatiguant d’être avec lui. Je me rappelle la dernière fois que je l’ai rencontré. J’étais allé le voir puisqu’il était malade, il n’était pas bien. Tous l’avaient quitté. Il était seul dans cette villa qu’il avait dans un petit endroit de campagne, qui avait un nom qui était un symbole : Châtenay-Malabry. Et je me rappelle de ce pauvre Fautrier qui était déjà très malade, qui était complètement seul, et qui avait acheté pour dîner avec moi un grand poisson. Et il était là qui tournait la mayonnaise lui-même. Quelque quarante jours ou un mois après, il mourait.

À part Walter Gropius, quels grands architectes avez-vous rencontrés ?

Les architectes, presque tous.

Le Corbusier ?

J’ai rencontré Le Corbusier. Et on s’est même « battus » parce que j’ai attaqué Ronchamp, en disant que c’était un bel objet plastique mais qui était le contraire de l’architecture qu’on pouvait attendre de le Corbusier.

J’ai même rencontré quelquefois Frank Lloyd Wright qui était un génie, mais insupportable. Gropius était un homme charmant, au contraire, comme Thomas Mann. Mies van der Rohe était un homme aussi très aimable. Je l’ai rencontré en Amérique. Neutra, Breuer, je les ai presque tous connus les grands architectes.