Entretien avec Giulio Carlo Argan, par Alain Jaubert et Marc Perelman 1

Interview réalisé par Alain Jaubert et Marc Perelman, les 6 et 7 mai 1991, à Rome, au domicile du professeur Giulio Carlo Argan.

« Le Professeur Argan, déjà très fatigué, avait tout de même accepté de nous livrer ses réflexions et considérations critiques sur sa vie (jeunesse, rencontres, politique…), son œuvre – considérable – de théoricien et d’historien de l’art mondialement reconnu, ses années, enfin, à la tête de la ville de Rome.

L’interview s’est déroulée en français, – langue que Giulio Carlo Argan maîtrisait bien et aimait parler, non sans un certain humour. C’est dire la confiance qu’il avait eue envers les personnes venues à sa rencontre. Ce dont je lui sais encore gré.

La retranscription que nous proposons est une tentative de restituer le plus fidèlement possible la langue parlée par Argan. Hormis les corrections d’usage pour quelques imperfections et fautes flagrantes de français, et l’obligation que nous avons eue, en outre, d’opérer de petites coupes dans le texte, et ce du fait des difficultés techniques inhérentes à un entretien en direct, nous avons, le plus scrupuleusement possible, préservé encore une fois le français du Professeur Giulio Carlo Argan.

Le lecteur saura comprendre et accepter notre choix de maintenir le caractère spontané de l’interview plutôt que de lui préférer un remaniement qui aurait trop fait perdre de la vérité aux propos de l’historien de l’art. »

1. La jeunesse (les études, la formation intellectuelle, la direction des galeries d’art)

Nous aimerions que vous nous racontiez vos premières années turinoises et les milieux familial, intellectuel et scolaire dans lesquels vous avez commencé votre apprentissage.

Je ferai un effort pour raconter parce que je ne suis pas très capable de raconter, surtout de raconter ma vie. Je suis né à Turin en 1909. Ma mère était professeur à l’école primaire, mon père était employé dans l’administration de l’hôpital des maladies mentales de Turin. On habitait même dans l’hôpital. Ce qui, pour moi, a une certaine importance parce que je me rappelle d’avoir eu comme spectacle quotidien de ma vie les jardins où les malades qui étaient seulement des femmes, à Turin, marchaient presque tous les jours d’avant en arrière. Et cela a été pour moi une certaine expérience psychologique, si on peut dire, remarquable. Cela a été une certaine idée du monde qui m’a donné, je crois, une passion pour la rationalité, comme une sorte de réaction à ce spectacle quotidien. Après, naturellement parmi les premiers souvenirs, je me rappelle de la Première Guerre mondiale. Ce qui a eu pour nous – j’étais alors enfant – une certaine importance. Pour l’Italie, ce fut le passage de l’alliance avec les empires centraux, ce qui était très peu populaire, à l’alliance avec la France et l’Angleterre, qui, pour nous, étaient déjà au fond des démocraties bourgeoises, mais quand même très différentes des pays de l’Europe du centre qui étaient alors absolument réactionnaires. Après, je me rappelle – j’avais alors 12, 13, 14 ans – d’avoir décidé d’être peintre. Je m’amusais beaucoup à faire du dessin, mais cela n’avait absolument aucune valeur. Tout de même je cherchais à être peintre. J’ai peint pendant quelques années à l’école, ce qui n’était pas approuvé par les maîtres du lycée, ni par mes parents, je dois le dire. Et à 16 ans, j’ai même exposé dans la plus importante exposition à Turin, j’avais alors 16 ans et j’étais dans la deuxième classe du lycée. Je me rappelle qu’on a fêté le plus jeune et le plus vieux, et le plus vieux était le sculpteur Gemito. Après, je suis parvenu à l’examen du bachot, puis je suis entré à l’université d’abord à la faculté de droit, puis, par hasard, dans la classe où Lionello Venturi donnait des leçons d’histoire de l’art. Il parlait des Impressionnistes. Il y avait sur l’écran l’image de l’Olympia de Manet. Et j’ai compris que la peinture des autres m’intéresserait beaucoup plus que la mienne. J’ai abandonné du jour au lendemain sans aucune douleur l’idée de faire de la peinture. Et je suis passé naturellement de la faculté de Droit à la faculté des Lettres, où j’ai surtout étudié l’histoire de l’architecture, justement pour me délivrer de ce jugement facile qu’un peintre, même jeune, avait sur les choses de la peinture. Je me suis d’abord occupé de l’histoire de l’architecture et, étant encore étudiant de troisième année, j’ai fait un travail sur Palladio que Venturi a voulu publier dans sa revue. C’est comme cela que j’ai commencé mon travail, disons d’écrivain d’art, il y a soixante et un ans, en 1930. À l’université, j’étais lié avec un petit groupe d’étudiants qui n’était pas fasciste du tout, qui ne faisait pas de l’antifascisme professionnel, mais qui était antifasciste. Il y avait parmi eux l’écrivain Cesare Pavese, le critique de la littérature russe Ginzburg qui a été tué par les allemands pendant la Seconde Guerre mondiale, le critique musical Massimo Mila, et le philosophe de la politique Norberto Bobbio, qui est toujours vivant et que je rencontre encore quelquefois. Ce fut pour moi une période très importante dans ma formation intellectuelle parce que j’ai alors rencontré des personnages assez décisifs pour l’époque ; surtout la rencontre avec Benedetto Croce. Et je dois dire que Benedetto Croce était – tout le monde le savait – un peu le drapeau des intellectuels antifascistes italiens. Mais d’un autre côté, Croce était préoccupé par le fait que les intellectuels italiens, pour faire de l’antifascisme, pouvaient se détacher de la recherche scientifique. Et il nous conseillait toujours de ne pas nous éloigner de nos études pour faire de la politique. Je me rappelle qu’une fois Croce m’a dit : « Eh bien, si vous voulez faire de l’antifascisme, écrivez un bon essai sur le Tasso. » Je ne sais pas pourquoi sur le Tasso, mais c’est ainsi. Cela veut dire que à cette époque-là, pour les intellectuels italiens, antifascistes, ce qui surtout les dégoûtait, c’était la vulgarité culturelle du fascisme. Je dois dire pas tellement les idées politiques, le fascisme n’avait pas de grandes idées politiques. Non pas tellement cela. D’ailleurs, on était absolument séparés du monde ouvrier ; on n’avait pas une idée de ce qu’était le socialisme. Je me rappelle d’avoir connu cela pendant la Deuxième Guerre mondiale, et surtout pendant la Résistance qui a été pour les intellectuels italiens une chose d’importance incroyable, surtout parce qu’on a pu lire d’abord des choses qu’auparavant il était impossible de lire. Je me rappelle que c’est seulement après la chute du fascisme qu’on a pu lire Gramsci parce qu’il était impossible de trouver les livres de Gramsci avant. On pouvait trouver Marx, mais en allemand, chez les libraires, mais impossible de trouver Gramsci, et même impossible d’acheter un livre. L’achat de La Condition humaine de Malraux était suffisant pour aller en prison.
Je suis entré en 1933 dans l’administration des Beaux-Arts, dans les musées. J’ai été, en premier, attaché à la Pinacothèque de Turin, puis chargé de la direction de la Pinacothèque de Modène qui est une galerie formidable détenant des chefs d’œuvre parce que c’était la galerie Estense qui avait été déplacée de Ferrare à Modène en 1507. Puis je suis parti à Rome, au ministère qui était alors celui de l’Instruction publique, comme inspecteur pour les musées.

En quoi consistait le travail de directeur de galerie ou d’inspecteur ? Était-ce un travail, à l’époque, très différent de celui d’aujourd’hui ?

Non. C’était, je dois dire, un travail absolument autonome. Naturellement, on était dépendant de l’administration centrale. La galerie de Modène dépendait de l’administration de Bologne, mais dans la direction du musée, on était autonome, seulement on n’avait presque pas d’argent pour le faire fonctionner. Ensuite, je suis allé à Rome, au ministère, comme inspecteur technique (c’est comme cela qu’on les appelait alors) justement pour les musées, pour la restauration. Et je me rappelle à cette époque-là de quelque chose qui a eu pour moi une certaine importance : l’amitié, je dois dire, fraternelle avec Cesare Brandi qui a été un critique, un poète, et un théoricien de l’art très important pour l’Italie, avec Roberto Longhi qui fut, lui, le grand critique que tout le monde connaît. Je me rappelle aussi, comme une chose un peu plus importante que les autres, que j’ai pu fonder l’Institut central pour la restauration qui fut le premier, pas seulement en Europe, mais dans le monde. Son but était de transposer la restauration des tableaux anciens, mais naturellement aussi les bronzes, etc., du plan empirique et artisanal sur un plan scientifique. Pour la première fois, nous avons eu non seulement tout un matériel (les rayons X, etc.) ce qui était alors d’avant-garde dans les études critiques, mais nous avons eu des chercheurs en chimie, en physique, spécialisés dans le travail scientifique par rapport à la restauration de la peinture, surtout de la peinture ancienne.

2. L’histoire de l’art entre les deux guerres et après la Seconde Guerre mondiale. Le rôle de l’historien par rapport à la ville

Plus généralement, quel était l’état de l’histoire de l’art, en Italie, dans les années 30 ?

Il y avait, on peut dire, deux écoles. Nos maîtres étaient Adolfo Venturi, l’auteur de vingt ou vingt-cinq volumes, et son fils Lionello Venturi qui après avoir quitté l’Italie parce qu’il était antifasciste s’est établi à Paris, a vécu à Paris, puis est parti en Amérique, et enfin est rentré en Italie immédiatement après la guerre. Il y avait donc deux écoles : la première était une école qu’on pourrait appeler de connaisseurs, de recherche philologique, dont le chef reconnu fut Roberto Longhi avec même une remarquable valeur en tant qu’écrivain. J’ai très bien connu Longhi, on a même eu des difficultés, notre amitié n’a pas été sans difficultés. Mais j’ai quand même beaucoup appris par la fréquentation de Roberto Longhi. Mon maître, surtout dans l’art du Moyen Âge, fut Pietro Toesca qui a écrit le grand volume sur l’histoire de l’art du Moyen Âge en Italie. Après la guerre, disons-le comme cela, la situation était encore plus clairement divisée : d’un côté, l’école de Rome où j’étais alors professeur à l’université parce que j’avais succédé à Lionello Venturi. C’est lui qui avait désiré que je lui succède, et là j’ai surtout développé la recherche qui a été le but de toute ma vie : le contenu des idées des œuvres d’art. J’étais persuadé, et je suis toujours persuadé, qu’il y a toute une culture qui n’est pas secondaire vis-à-vis de la culture littéraire ou philosophique de l’époque, mais qui n’est pas tellement connue parce que évidemment le langage figuratif, le langage visuel est beaucoup moins répandu que le langage verbal. J’ai toujours cherché à reconstruire la philosophie des artistes jusqu’à mon dernier travail sur Michel-Ange (Cf. la bibliographie) que j’ai cherché à décrire, comme peut-être pour Erasme de Rotterdam, comme le plus grand philosophe du XVIesiècle. Mais pour revenir à l’histoire de l’art, du côté du connaisseur, dont le chef reconnu était Roberto Longhi, ce dernier a développé une recherche qui est très respectable sur les structures figuratives et là, on pourrait dire, sur la verbalisation de l’image. Tandis que, de l’autre côté, il était surtout question de la recherche des idées dans les œuvres d’art. Et bien, si vous voulez, c’est un peu amusant, et pour amuser, les jeunes disent que l’histoire de l’art en Italie était partagée entre les « longhistes » (les élèves de Longhi) et les « arganistes » (mes élèves). Et bien maintenant, je dois dire que cette situation est encore la situation actuelle. Peut-être en ce moment, préfère-t-on l’autre côté, le côté des élèves de Longhi, des disciples de Longhi. Tandis que tout de suite après la guerre, c’était le courant de Venturi et le mien qui était beaucoup plus fort, le courant, disons-le comme cela, des idées. Et ça se comprend parce que notre courant était évidemment lié à des problèmes philosophiques et aussi à des problèmes de politique. Notre courant d’idées était un peu la gauche de l’histoire de l’art, en Italie. Tandis que dans les autres [courant] il y avait une attitude plus conservatrice. Je ne dis pas réactionnaire, mais quand même conservatrice. Et puis en ce moment, il faut le reconnaître, les forces politiques conservatrices sont beaucoup plus fortes que les forces socialistes qui sont dans une crise très grave. Évidemment, aujourd’hui, le courant conservateur est beaucoup plus fort. Pour moi, il n’est évidemment pas question de changer d’idée ; c’est un peu tard à 82 ans de changer d’idées. Cette « dualité », si on peut dire, entre les conservateurs, c’est-à-dire les connaisseurs, et les critiques est toujours assez remarquable en Italie. Et je vais expliquer cette différence. Les critiques qui travaillent sur l’œuvre d’art comme quelque chose d’unique, le chef d’œuvre, ou l’œuvre très caractérisée quand même, est naturellement conduit à se lier avec les expertises et le marché. Et ça se comprend très bien d’ailleurs. On peut même faire du marché antiquaire d’une manière très correcte, ce n’est pas facile, mais quand même on peut ou on pourrait le faire. Tandis que le courant que nous avons appelé « critique » s’est lié surtout avec la politique des biens culturels, en se battant contre toute forme de privatisation du patrimoine culturel italien, et en se battant pour l’affirmation d’un intérêt public, même des œuvres d’art qui sont de propriété privée : interdiction de les exporter, obligation de les faire connaître, les rendre à leurs propriétaires pour que tout le monde puisse en jouir. Et ça évidemment, porte vers une politique de gauche, et porte vers les intérêts de ce qui est considéré comme un patrimoine artistique et historique, surtout de propriété publique, la ville, les problèmes de l’urbanisme. Évidemment moi, en tant qu’historien de l’art, ce qui surtout m’intéresse c’est l’urbanisme, les problèmes d’urbanisme du centre historique, c’est évident, et ce pour des raisons professionnelles. Mais vous le savez très bien, et Rome peut vous le montrer, que les possibilités de conserver le centre historique se trouvent dans l’organisation des périphéries. Le danger pour le centre de Rome est justement la périphérie de la ville qui a été bâtie par la spéculation foncière, la spéculation immobilière et qui à cause de cela n’a pas une possibilité de fonctionnement organisée. C’est un poids lourd sur le centre historique de la ville. Aujourd’hui même, si vous habitez dans la périphérie et si l’après-midi vous devez faire un télégramme, vous devez venir dans le centre de la ville. Toutes les organisations culturelles importantes sont dans le centre de la ville. Il n’y a presque aucune activité culturelle dans les périphéries. Ce qui produit une déchéance remarquable du niveau social. Et voilà pourquoi les critiques d’art, disons le côté critique des historiens de l’art, sont presque tous liés avec la politique, et surtout avec la politique de gauche. Voilà pourquoi j’ai été maire de Rome, puisque les partis de gauche étaient persuadés qu’il était important d’avoir un historien de l’art, maire de Rome.

On reviendra un peu plus tard à cet événement. Mais est-ce que, dans votre jeunesse, au moment où vous avez commencé vos études, cette dualité était déjà marquée dans la critique d’art italienne ?

Oui, elle l’était déjà. Mais ces deux parties n’étaient pas divisées comme aujourd’hui. Je dois aussi dire qu’il y a dix ans, la division était beaucoup plus grande qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, il y a des rapports assez amicaux entre les deux parties. Et je crois que ce n’est pas grave d’avoir cette dualité parce qu’au fond les connaisseurs qui sont intéressés à la singularité de l’œuvre d’art ont leur valeur pour affirmer cela dans les musées, même dans les villes. On doit surtout conserver cette valeur. Pour nous, c’est surtout le contexte qui importe : même pour les œuvres d’art qui ne sont pas tellement importantes, même pour le patrimoine artistique du village, comme c’est en Italie, mais aussi en France, et un peu dans toute l’Europe, là où la culture artistique était très étendue dans les pays, même dans les petites villes, même dans les villages où il y a une église qui a une certaine importance. On ne peut pas oublier que toute l’histoire européenne, les villes européennes, ce sont des villes qui ont une histoire.

3. Quelques portaits d’historiens d’art

Au cours de votre carrière, vous avez connu un certain nombre d’historiens d’art, comme Francastel, Panofsky ou des connaisseurs comme Berenson. Est-ce que vous pourriez nous dresser des petits portraits de chacun d’entre eux ?

Bien sûr, bien sûr, je peux vous dire même mes rapports d’amitié avec les collègues français. D’abord en Italie, comme vous avez nommé Berenson. Berenson a été évidemment un grand connaisseur. Il était d’un caractère très difficile. Je l’ai rencontré, je l’ai connu très bien. C’était un homme très aimable, mais il était persuadé qu’il était unique, et que tout le monde devait le suivre.

En France, j’ai eu beaucoup d’amis. J’étais ami avec [André] Chastel, dont je regrette la fin, l’année passée. Je sais très bien que Chastel a été l’un des plus grands historiens de l’art italien. Il était en Italie comme chez soi. Mais mon ami, surtout, en France, fut Pierre Francastel. J’étais lié d’une amitié profonde avec cet homme dont l’importance n’a pas été tellement reconnue, en France. Il était un homme d’un caractère difficile, je dois le reconnaître, mais c’était un homme qui avait une originalité, un point de vue toujours perçant, qui arrivait au centre du problème avec une force de critique, surtout de critique de ses collègues, et surtout peut-être de Chastel…

Après, j’ai eu naturellement des rapports avec tous les historiens de l’art français d’autant plus que j’ai été pendant des années président de l’A.I.C.A. (l’Association Internationale des Critiques d’Art) et pendant quatre ans, le président du Comité International d’Histoire de l’Art. J’ai alors rencontré tous les collègues français. On a toujours été en grande amitié, et je pense qu’il faudrait maintenant retrouver une collaboration, une coopération entre les historiens de l’art italien et les historiens de l’art français parce qu’ils ont des problèmes communs, des problèmes qui sont les mêmes problèmes, et surtout ceux pour la protection du patrimoine artistique, et surtout pour ce problème qui va s’ouvrir en 1992 de la circulation libre des œuvres d’art dans le marché européen, où des pays comme l’Italie et la France peuvent être vraiment des victimes. Nous sommes en rapport avec les français pour chercher, si possible, des lois, des principes de droit international pour la protection du patrimoine artistique.

Pouvez-vous nous parler d’Erwin Panofsky et de Wittkower que vous avez connus ?

Je peux vous parler d’Erwin Panofsky. J’ai de Panofsky un souvenir qui est vraiment chargé de gratitude, de reconnaissance. Et je vais vous raconter ça. Je l’ai connu quand j’étais très jeune, et je me rappelle de Panofsky avec une reconnaissance énorme parce que la rencontre a eu une importance très forte sur mon existence. J’étais encore étudiant à l’Université, et j’avais écrit cet essai sur Palladio, dont je vous ai déjà parlé. J’étais à la maison, je travaillais à ma thèse de diplôme, et on a sonné à la porte. Je suis allé ouvrir, j’étais seul à la maison ; il y avait un petit monsieur qui demande :

« Vous êtes Monsieur Argan ?

— Mais oui, vous cherchez mon père, peut-être, qui est dans son bureau ?

— C’est votre père l’historien de l’art ?

— Oh non ! mon père n’est pas historien de l’art.

— Mais qui a écrit l’essai sur Palladio ?

— Ah ça, c’est moi !

— Oh ! Herr Kollege, Erwin Panofsky. »

Alors, naturellement, je suis sorti avec lui, on a fait le tour de Turin ensemble ; on est restés en correspondance ; on s’écrivait. Il habitait alors Hambourg, Alte Rabenstrasse nº 14. Après, il est parti en Amérique, parce qu’en tant que juif il était persécuté. Notre correspondance a été interrompue évidemment parce que on ne pouvait pas communiquer surtout après la guerre (pendant la guerre ce n’était pas possible). Tout de suite après la guerre, je l’ai cherché, et lorsqu’on m’a nommé professeur, on m’a appelé à l’université de Rome. J’ai décidé de payer ma dette envers Panofsky, et j’ai eu le plaisir de le faire professeur honoris causa de l’université de Rome. Quelque temps après, il est mort. Et je me rappelle que je lui avais écrit une lettre – je ne savais pas qu’il était malade – en lui disant que j’allais diriger une revue : La Storia dell’arte qui existe encore et que j’aurais désiré publier dans le premier numéro une contribution de lui. J’ai reçu une lettre en anglais, quelques mots seulement : « Sorry, but impossible. I am terribly ill. » Et après, à la main, « Adieu, Panofsky ». Quelques jours après, il est mort. Je me rappelle de Panofsky comme quelqu’un qui m’a fait du bien, beaucoup de bien, avec ses gestes d’une hauteur de civilisation extrême. D’aller chercher un inconnu, un étranger – il ne savait pas que j’étais un jeune homme et que c’était mon premier essai – seulement parce qu’il avait été d’accord avec les idées exposées et que j’avais pensé grâce à Panofsky, d’ailleurs.

Avec Wittkower, on a été de grands amis. Je l’ai connu grâce à une bourse d’études que j’avais gagné dans un concours. Je suis allé à Rome en 1931, et naturellement, j’ai travaillé à la Bibliothèque Hertziana où Wittkower était l’un des historiens de l’art. Alors, on s’est rencontrés, on s’est retrouvés avec Heydenreich qui, le pauvre, est mort, avec Krautheimer aussi, qui est toujours vivant à 93 ou 94 ans et qui habite toujours Rome. On s’est rencontrés et alors on s’est trouvés à dire du mal du fascisme et du nazisme. Et on s’amusait même à se rendre de petits services comme par exemple, de faire des compte rendus assez sévères des écrits des adversaires. On écrivait, on faisait des comptes rendus. Je faisais des comptes rendus sur des professeurs allemands amis du nazisme. Ils faisaient des comptes rendus sur les professeurs fascistes.

4. Le fascisme et la guerre

Pour revenir un peu en arrière, justement, comment s’est traduite dans votre milieu universitaire la montée progressive du fascisme, en Italie ? Comment l’avez-vous ressentie ?

Ce n’est pas une expérience personnelle parce qu’alors j’étais au service des musées, je n’étais pas à l’université. Je suis entré à l’université, c’est vrai, en 35 (chez vous on dit maître de conférences, chez nous on disait « libero docente »). Ensuite, je suis entré comme professeur ordinaire à l’Université après la guerre en 54. En tout cas, je peux dire que pendant le fascisme il y avait des professeurs, comme partout lorsqu’il y a une oppression politique, qui étaient fascistes mais qui acceptaient de discuter avec leurs adversaires. Je me rappelle, par exemple, que presque tous les intellectuels italiens, moi-même, qui ont eu des problèmes avec le fascisme ont été aidés par Gentile qui était fasciste, mais qui était ouvert vis-à-vis de ses collègues, même antifascistes. Il y en avait d’autres qui vous dénonçaient. Cela c’était tout à fait autre chose, évidemment. Même chose parmi les artistes. Par exemple, il y avait des artistes fascistes qui étaient dangereux parce qu’ils pouvaient leur arriver de vous dénoncer. Mais il y en avait d’autres qui étaient fascistes tels que Sironi. Tous les artistes qui ont eu des problèmes avec le fascisme on été aidés par Sironi, je dois le dire. C’est la vérité. Il faut toujours se rappeler qu’en Italie, le fascisme était tout à fait autre chose que le nazisme allemand. Les fascistes n’avaient aucun intérêt pour la culture. S’il n’y avait pas quelqu’un qui vous dénonçait, si vous n’écriviez pas très clairement contre le fascisme, tout passait. Benedetto Croce a écrit toute sa vie contre le fascisme sans faire de l’antifascisme, en faisant tout simplement un peu de critique en marge. Mais quand même il a écrit contre le fascisme, et il n’a pas eu de problèmes. Évidemment, il était en dehors de toute activité officielle, mais il n’a pas eu de problèmes. C’est dire qu’en Italie, une certaine autonomie et liberté de la culture ont été gardées, non pas grâce à une certaine forme de libéralisme de la part du fascisme, mais justement à cause de la grossièreté culturelle du fascisme qui surtout était persuadé que les intellectuels étaient des gens qu’on pouvait laisser parler, discuter, etc. et que cela n’avait aucune importance. Tout cela a changé lorsque le fascisme s’est lié avec l’Allemagne. L’Allemagne cherchait à imposer aux pays alliés les choses les plus infâmes, elle le faisait pour avoir des complices. On a imposé la lutte contre les juifs, ce qui en Italie était tout à fait incompréhensible puisqu’on était en rapport d’amitié avec tous les juifs. Pendant la persécution contre les juifs de la part du fascisme, et surtout lorsqu’il y a eu l’occupation allemande, chacun de nous avait « son » juif à la maison pour empêcher qu’il soit pris et puis déporté en Allemagne. Le problème est autre. Le problème est que dans un pays totalitaire, où il y a un gouvernement totalitaire, même si ce gouvernement ne fait pas une politique culturelle, même les intellectuels libres sont embarrassés par cette situation. Ils sont seulement, en apparence, des intellectuels libres, mais ils ont une sorte de complexe d’infériorité qui les bloque, et leur pose des limites.

Je vous disais que nous étions dans l’impossibilité d’avoir une idée quelconque de la question ouvrière, qui était pourtant une question également culturelle. Nous avons appris à connaître les problèmes culturels d’une économie socialiste des travailleurs dans une période capitaliste dominante, pendant la résistance, lorsque nous avons eu comme camarades de lutte des ouvriers, lorsque nous découvrions qu’ils avaient une culture tout à fait différente de la nôtre, mais qu’ils avaient une culture. Je me rappelle que lorsqu’en 1953, on a fait à Rome, après la guerre, la première exposition Picasso à la Galerie nationale d’art moderne, une très belle exposition, et étant dans le comité [d’organisation], j’étais là lorsque les ouvriers ont ouvert les caisses où il y avait les tableaux de Picasso. Et comme vous le savez, même alors, pour faire une exposition, il fallait travailler la nuit. (J’ai dit que les expositions sont le contraire du mariage parce que tout dépend de la dernière nuit, on travaille la dernière nuit.) Bref, lorsque les ouvriers ont découvert les tableaux de Picasso, ils ont ri ; ils riaient et à un moment donné, ils ont dit : « Mais regardez ! regardez cette couleur rouge ! mais il sait peindre, il est capable de peindre ce type-là, il connaît son métier. » Et j’ai vu les ouvriers qui étaient là à travailler, comprendre, je ne peux pas dire comprendre de mon point de vue mais de leur point de vue, comprendre Picasso. Et c’était bien naturel. Moi, j’étais un intellectuel bourgeois, et je comprenais Picasso en fonction de ma culture d’intellectuel bourgeois, eux, ils étaient des travailleurs, ils comprenaient Picasso en fonction de leur culture de travailleurs.

Pour revenir à la question que vous m’avez posée, je dois dire que jusqu’en 1938, lorsque l’Italie s’est liée avec l’Allemagne, il y avait une sorte de…, je ne dis pas de liberté, mais de tolérance pour les intellectuels antifascistes, s’ils ne faisaient pas de l’antifascisme actif. Il faut dire qu’alors, même dans le fascisme se sont développées des forces pour l’art moderne, contre le nazisme. Je me rappelle, par exemple, que le ministre de l’instruction publique d’alors, qui était Giuseppe Bottai était un homme intelligent qui comprenait l’art moderne et qui a protégé l’art moderne italien et la connaissance de l’art étranger contre le fascisme. Je peux vous dire que la seule revue qui a pu publier, parce qu’on ne pouvait pas l’en empêcher, l’image de Guernica de Picasso en 1937, a été la revue du ministère des Beaux-Arts, ministère de l’Instruction publique. Je dois dire que l’homme qui a empêché les émissaires d’Hitler et de Goering d’emporter en Allemagne des chefs d’œuvre de l’art italien, contre les ordres que Mussolini avaient donnés, à savoir de les laisser sortir, que cet homme est Bottai. Naturellement, il n’a pas toujours réussi ; des choses sont sorties, mais d’autres ne sont pas sorties. C’est lui qui a eu le courage de nommer professeurs, sans faire de concours et par leur seul mérite, des artistes modernes tels que Carrà, Manzù, Casorati, et d’autres, y compris Guttuso et d’autres encore. Je me rappelle d’un historien de l’art allemand, assez lié avec le nazisme, il s’appelait Pinder, je ne sais pas si vous avez connu ou rencontré les livres de ce type-là, ou Seidlmayr qui a été un grand historien de l’art, mais qui était nazi, et qui disait : « Ah, vous ne pouvez pas faire une politique culturelle parce que les italiens sont tous des amateurs. » En réalité, c’est un peu vrai que même les fascistes ne croyaient pas à l’importance de la culture, et ça a été la possibilité de garder une culture respectable, limitée, mais respectable, sérieuse, pas de grande envergure mais sérieuse pendant le fascisme.

Et pendant la guerre, vous avez dû vous battre pour le sauvetage des œuvres d’art ?

Pendant la guerre… je n’ai pas fait la guerre. C’est drôle à vous dire. Je n’ai pas fait la guerre parce qu’on m’avait appelé. J’avais été envoyé en Sardaigne. L’Italie n’était pas entrée dans la guerre. On nous avait envoyé en permission extraordinaire. Moi, j’étais officier comme tous ceux qui avaient un diplôme. Mais après, ils ont oublié de me noter sur leurs livres, et on ne m’a pas rappelé lorsque l’Italie est entrée dans la guerre. Moi et ma femme, nous attendions toujours la carte, la carte n’est jamais arrivée. Le régiment dont je faisais partie est allée en Russie, tous sont morts, mais puisque j’y figurais… alors je figurais mort, et comme ça je suis vivant.

Pendant la période de la guerre, avez-vous continué à vous occuper des œuvres d’art ?

Pendant la guerre, oui je m’occupais des œuvres d’art jusqu’au moment où sont arrivés les allemands. On m’a alors destitué. Puis avec des collègues de l’administration, nous avons organisé le transport de toutes les œuvres d’art qui étaient dans des caches, à la campagne, et à Rome, et nous les avons mises au Vatican puisque le Vatican était ville ouverte, protégée. Je me rappelle avoir conduit cette histoire-là. Il m’est revenu de traiter la chose avec le Vatican, et j’ai eu même à cette occasion la première rencontre avec Monseigneur Montini qui ensuite est devenu le Pape. Je l’ai rencontré encore comme maire de Rome, il était devenu Paul VI. Bref, nous avons caché au Vatican toutes les choses les plus importantes de Rome et des environs. Et après des choses qui venaient de Venise et qui étaient déposées dans un château près d’Urbino, à Carpegna. Je me rappelle que lorsque sont arrivés les anglais et les américains, je suis allé avec eux ouvrir les caisses qui étaient au Vatican, et la première chose qu’on a prise, par hasard, une chose qui était là, et on a ouvert une caisse. C’étaitLa Tempête de Giorgione.
Je dois dire qu’après j’ai beaucoup travaillé avec cette organisation italienne pour la restitution des œuvres qui avaient été emportées par les allemands. Et c’est ainsi que j’ai collaboré avec un homme important du maquis florentin qui s’appelait Siviero et avec un archéologue qui est devenu directeur général des Beaux-Arts, et qui était Ranuccio Bianchi-Bandinelli, un grand archéologue. Il fut également un grand ami. Je me rappelle que nous avons fait une chose qui a eu une certaine importance. Un antiquaire florentin avait vendu des œuvres du XIVe et XVe siècles à Goering qui les avaient payées avec deux tableaux de Cézanne et deux tableaux de Van Gogh qu’il avait volés à Paris, à la collection Rothschild. Ces quatre tableaux étaient en Italie lorsqu’on les a découverts. La direction générale des Beaux-Arts, c’est-à-dire, justement Bianchi-Bandinelli et moi, nous avons décidé de les restituer immédiatement, sans même discuter la chose, sans même demander d’avoir les choses qui avaient été vendues contre ces tableaux-là. En partant du point de vue que les choses volées pendant une guerre doivent être restituées immédiatement, sans conditions, au propriétaire, au pays propriétaire. Après, naturellement, c’était à la France de décider s’il fallait les donner à la collection Rothschild ou au musée de l’État. Mais nous les avons restitués à la France.

5. L’activité politique

À partir de quand avez-vous commencé à avoir une activité politique importante ? Une activité militante, politique ?

Pendant la guerre, je suis entré au Parti socialiste qui était clandestin. Le Parti socialiste clandestin s’appelait Parti socialiste d’Unité prolétaire. J’ai travaillé avec le Parti socialiste, rien d’héroïque. J’ai tout simplement fait du travail de presse. Pendant l’occupation allemande à Rome, je travaillais avec la Résistance, mais surtout du travail de presse. D’ailleurs, vous savez, à Rome, il n’y a pas eu une activité de résistance sinon par les groupes d’action communistes. Là, ils se sont battus comme des héros. D’ailleurs l’occupation allemande à Rome a duré du mois de septembre au mois de juin, c’est-à-dire environ huit mois, moins peut-être, je ne sais plus. Après la guerre, j’étais dans le Parti socialiste, je fus même candidat aux élections politiques de 1961-62. Je n’ai pas gagné l’élection, mais j’étais un candidat socialiste. Après, je fus lié d’une amitié profonde avec Ferrucio Parri qui était l’un des grands chefs du Parti indépendant. Il fut un grand homme de la Résistance, de l’antifascisme qui avait fait plus de vingt ans de prison, et qui avait été l’un des combattants de la résistance dans l’Italie du nord. Ferrucio Parri a été le premier chef de gouvernement italien après la Libération. Je suis passé dans la gauche indépendante avec Ferrucio Parri. Étant de la gauche indépendante, qui m’a élu maire de Rome aux élections de 1976. J’ai alors travaillé avec une coalition qui était aux trois quarts communistes. J’ai eu des collaborateurs d’un loyalisme absolu, qui se dévouaient au travail de la municipalité avec une grande force de sacrifice. Ils étaient très mal payés. Ils étaient d’une honnêteté absolue. Ils ont été pendant ces trois ans — difficiles pour moi — des collaborateurs tellement amis, que de la gauche indépendante je suis passé, en 1979, au Parti communiste. Le Parti communiste a voulu me porter comme sénateur, et je suis encore sénateur du Parti communiste. Je ne peux pas beaucoup trop travailler parce que, comme je vous disais, j’ai 82 ans. Ce qui signifie une certaine diminution de la force de travail.

6. Maire de Rome et adhérent au parti communiste

Comment expliquez-vous, et à la suite de quel compromis, que vous non catholique, avez été pour la première fois élu maire de Rome, un maire qui ne soit pas lié au Vatican et à la démocratie chrétienne ?

Je vais vous expliquer tout cela très clairement. Le Parti communiste a toujours su séparer son idéologie de sa fonction politique. Si le Parti communiste nomme le maire d’une ville, dès ce moment, le maire est le maire de toute la ville, des communistes, des démocrates-chrétiens, des catholiques, etc., et même des fascistes, si vous voulez. C’est un principe. Dans le cas spécial de Rome, il est absolument impossible de gouverner cette ville sans avoir des rapports avec le Vatican. Le Vatican est toujours le maître d’une partie importante du terrain de la ville, du sol de la ville. À Rome, il y a une grande quantité de maisons d’ordres religieux. À Rome, il y avait depuis 40 ans une administration démocrate-chrétienne qui avait placé des catholiques dans tous les lieux possibles et imaginables : dans les hôpitaux, tout le personnel est en grande partie catholique ; dans les jardins d’enfants, c’est la même chose ; dans les hospices pour les gens âgés, etc. Si tous ces gens-là, on nous les avait enlevés – les démocrates-chrétiens ont menacé d’enlever tout le personnel catholique – cela aurait paralysé la ville. À ce moment-là, j’ai pensé que mon devoir était d’établir un rapport direct avec le Vatican. Un rapport qui n’était absolument pas un rapport de dépendance ou de soumission, mais un rapport absolu, pas du fait de l’importance des personnages, mais comme rapport entre deux institutions qui étaient absolument sur le même plan. D’ailleurs, vous devez savoir que le Pape est l’Évêque de Rome, et que sa résidence comme évêque de Rome, est le Latran qui est la cathédrale de Rome. Le maire est obligé d’avoir des rapports avec l’Évêque. Mais je dois le dire, moi, que j’ai eu avec Paul VI des rapports d’un profond respect, et même je dois le répéter d’une compréhension profonde. Mais, je ne suis pas religieux, je suis communiste. Eh bien, je dois reconnaître qu’avoir rencontré cet homme d’une grande spiritualité, a été quelque chose d’important pour moi. Comme il serait important d’avoir rencontré un grand savant, comme Einstein, il m’a été important d’avoir encore rencontré de grands écrivains comme Thomas Mann, de grands architectes comme Walter Gropius et Le Corbusier, ou Wright, ou de grands peintres comme Matisse et Picasso que j’ai connus. C’est la même chose. Mais je ne suis pas peintre, je ne suis pas physicien, mais quand même cela a été important pour moi de rencontrer de grands peintres et de grands physiciens ou de grands écrivains, et même un grand Pape.

Vous êtes-vous trouvé des points communs avec le Pape ?

Oui, nous avons trouvé des points en commun : les monuments de Rome, la ville de Rome. Pour le Pape, Rome était une ville sacrée ; pour moi, c’était une ville historique. Il avait intérêt à sa conservation et même à la conservation de son authenticité, même pour le peu qui reste de la ville de Rome en tant que ville sacrée ; moi, j’étais intéressé à la conservation de Rome en tant que ville historique. L’objet de nos soins était donc le même ; l’origine de notre intérêt était différent, mais l’objet était le même.

Et vous aviez tous les deux étudié le latin ?

Nous avions tous les deux étudié le latin. C’est vrai.

Comment expliquez-vous que la démocratie chrétienne, au moment de votre élection, n’ait pas voté contre vous, mais ce soit abstenue simplement ? Est-ce que c’est parce qu’ils constataient leur échec total ?

Je vais vous expliquer. Cela a été imposé à la démocratie-chrétienne par Andreotti qui était alors aussi – c’était un peu une blague – membre du Conseil communal de Rome. Eh bien Andreotti a dit : « On ne peut pas mettre la démocratie chrétienne contre l’Université. Argan est un professeur de l’Université, il n’est pas communiste dans le parti, il est communiste, mais pas obligé à une obéissance politique. » Et alors, les démocrates-chrétiens ont déclaré qu’ils s’abstiendraient seulement sur mon nom, et c’est à ce moment-là que Berlinguer m’a dit : « Eh bien, si tu refuses (j’avais d’abord refusé), tu refuses la victoire de gauche, cette première victoire de gauche est perdue. » J’ai accepté.

Après avoir travaillé pendant trois ans avec des communistes que j’ai admirés, peut-être pas pour l’intelligence politique ou pour leur expérience d’un point de vue technique, mais pour leur honnêteté, leur dévouement au travail, leur loyalisme entre eux et avec moi, j’ai désiré rester dans ce parti. Je suis heureux d’être toujours dans le Parti communiste. Mais, vous savez, le Parti communiste italien, je dois le dire, c’est un témoignage que je donne, est un parti absolument démocrate. Et dans ce parti, comme vous le savez peut-être je suis dans le parti nouveau, mais à l’opposition. Eh bien, ils vont me nommer ministre fantôme. C’est beaucoup mieux d’être un ministre fantôme qu’un ministre vivant, vous savez, en Italie.

Mais au moment de votre élection, vous avez fait des déclarations à la presse très utopistes. Vous aviez des projets très précis. Est-ce que vous pouvez considérer aujourd’hui que vous avez réalisé une partie de ces projets, et sinon, qu’est-ce qui vous en a empêché ?

J’ai réalisé une partie de ces projets. D’abord, j’ai obtenu du ministère de l’Instruction publique la deuxième université de Rome que ce ministère refusait. À cette époque-là, j’ai eu les premiers rapports avec Spadolini qui était alors le chef de la Commission du Sénat et de la Chambre des députés pour l’instruction, qui, je dois le dire, m’a aidé à obtenir pour Rome la deuxième université. L’État n’a pas su organiser cette université, mais l’Université cependant existe quand même, et peut-être peut-elle même encore s’organiser. Deuxièmement, j’ai, je crois, aidé à un nouvel élan culturel de la ville. Ce qui a permis d’inventer la politique communiste de la ville à Rome qui n’est pas de moi, elle est de Nicolini. Mais tout de même, en tant que maire, j’ai aidé Nicolini à réaliser sa politique. Puisque je reconnaissais l’importance et l’utilité de la politique culturelle de Nicolini, surtout dans la banlieue, moi je cherchais à faire une politique culturelle – comment pourrais-je dire ? – un peu personnelle. J’ai eu le plaisir de la commencer avec une magnifique exposition de dessins de Cézanne au Palazzo Braschi. Après j’ai eu une exposition de chefs-d’œuvre anciens du musée de Berlin, et d’autres choses encore assez remarquables. Ensuite, je me suis posé le problème du centre historique. J’ai créé une sorte de ministère de la municipalité pour le centre historique, en nommant un professeur – Vittoria Colzolari – qui était, et est toujours professeur d’histoire de l’architecture à la faculté d’architecture de Rome. Et nous avons organisé et commencé une restauration systématique des vieilles maisons dans le centre historique afin de garder une fonction résidentielle au centre historique. Nous avons restauré tout près de la via Arenula plusieurs bâtiments populaires, et tout le quartier de tour de Nona, l’un des vieux quartiers, le plus en ruine.

Nous avons une question à vous poser. La politique culturelle, ce n’est pas toute la politique. Au début de votre mandat, vous parliez des dettes, de la fiscalité, de la corruption. est-ce que Rome est vraiment une ville gouvernable ?

Très difficilement gouvernable… mais pour deux motifs. Le premier, c’est que Rome n’est pas une communauté urbaine enracinée dans de vieilles traditions. La majorité des habitants de Rome sont des gens arrivés depuis une, voire deux générations. Rome n’est pas une ville chauvine du tout, elle a accepté tranquillement un maire turinois sans faire d’histoires. Mais quand même, Rome, est une ville qui n’est pas liée d’une manière affective aux monuments, au visage, à la figure de la ville. Rome est une ville qui n’a jamais eu un développement organisé. Il y a eu plusieurs papes dans l’histoire qui ont étudié des réformes de la ville. Mais vous savez que dans la sagesse de l’église il est de nommer le Pape des cardinaux assez âgés pour être bien sûr qu’ils ne restent pas trop d’années dans leur chaire. Alors les papes qui ont fait des réformes, ont projeté des réformes de la ville, et n’ont seulement pu que commencer à les réaliser ; les papes suivants venaient et voulaient tout changer. Rome est une ville qui a un désordre admirable. C’est une ville extraordinaire. Moi, je suis turinois. Une fois, on m’a demandé si moi, étant né à Turin, j’aimais plus Turin ou Rome. J’ai répondu : « J’aime Turin comme une mère et Rome comme un amant. » Parce que Rome est une ville extraordinaire à laquelle on peut tout pardonner. Et quelquefois je dis, et je le disais lorsque j’étais maire, que Rome était une ville qui avait des vices mais que je lui pardonnais comme les maris qui aiment leurs femmes sont disposés à être cocus mais à rester avec leur femme. Et Rome c’est un peu une ville comme cela. Je veux encore dire une chose sur la politique de la municipalité de gauche. Il y avait deux projets pour faire des centres de direction importants, mais qui auraient imposé pratiquement de mettre la ville aux mains du capitalisme. Nous avons refusé. Rome est une ville qui est convoitée par la spéculation immobilière qui cherche à privatiser la ville. Nous avons réussi à faire un accord entre la municipalité et la présidence de la Chambre des députés et la présidence du Sénat pour faire du centre de Rome, naturellement dans une perspective très éloignée – évidemment n’est-ce pas, on ne peut pas faire les choses en quelques mois – une ville surtout politico-culturelle : avec des bibliothèques, des musées, la Chambre des députés, le Sénat, les grandes magistratures, les ministères à l’extérieur, à la périphérie, le pouvoir exécutif également à la périphérie, le pouvoir législatif et la culture au centre. On a même réussi à obtenir quelque chose. Par exemple, je me rappelle une chose qui pour moi est un peu un motif d’orgueil : le palais Poli qui est juste derrière la Fontaine de Trevi était en train d’être acheté par une banque. Moi j’ai réussi à l’empêcher, j’ai réussi à obtenir son achat de la part de l’État pour y mettre les cabinets de gravure qui sont au palais de la Stamperia, tout près. Bref, là on aurait du voir venir une banque, où nous avons maintenant une institution culturelle. Nous avons fait cette chose en trois ans, en passant d’un gouvernement démocrate-chrétien à un gouvernement de gauche, dans une époque terrible parce que c’était l’époque du terrorisme. Moi, j’ai eu comme maire de Rome l’affaire Moro. Je suis arrivé un des premiers à la via Fani. Il y avait là le pauvre garde de Moro qui avait été tué, et qui était encore sur le trottoir.

Rome est difficile à gouverner parce que c’est une ville qui a une structure ancienne. Il est difficile de faire passer des voitures, des tas de voitures, dans les rues qui ont été projetées pour y marcher à pied, ou peut-être pour les cardinaux qui marchaient sur les mulets. Nous avons réussi à obtenir quelque chose, pas beaucoup. Mais par exemple, notre idée d’empêcher le passage des voitures par la via Fori Imperiali était une chose nécessaire pour faire du centre de Rome un centre d’un niveau culturel très élevé, une City, une City politico-culturelle. Il y a eu des projets néfastes. On avait même fait des concours pour bâtir un gratte-ciel tout près de la Chambre des députés pour y mettre leurs bureaux. On l’a empêché, on a pu l’empêcher. On a pu obtenir, au contraire, de la Chambre des députés d’acheter des bâtiments anciens qui étaient aux environs de la Chambre pour y installer ces bureaux, après une restauration sérieuse. La même chose avec le Sénat. Si vous allez au Sénat, il y a un palais à la Piazza dei Caprettari où l’on y boit le meilleur café de Rome.

7. Les pays de l’Est

Depuis que vous avez été maire de Rome pour le Parti communiste, il s’est passé en Europe des phénomènes considérables auxquels vous ne vous attendiez certainement pas. Comment jugez-vous aujourd’hui cette vague de fond extraordinaire qui a bouleversé complètement les pays de l’Est ?

Les forces politiques de la gauche en Italie ont cru que les changements dans l’Europe orientale seraient un passage d’un communisme totalitaire à un communisme en démocratie. Il y avait dans ces pays-là une sorte d’intolérance des peuples très justifiée envers ce qui était fait, il faut le dire, une oppression très grave de la part de l’Union soviétique. Mais beaucoup d’entre nous ont supposé que ce changement dans l’Europe orientale était, comme je vous le disais, un passage d’un socialisme ou d’un communisme totalitaire à un communisme en démocratie. Non, malheureusement, c’est la droite qui va prendre le pouvoir. Je ne sais pas si elle va prendre vraiment le pouvoir. Mais quand même, c’est une force qui détermine un mouvement que je juge, peut-être est-ce une erreur de ma part, comme une sorte de marche en arrière dans la culture, dans la civilisation de l’Europe. Tous ces pays d’Europe orientale qui exigent maintenant leur autonomie jusqu’à se partager en plusieurs États, cela est, de mon point de vue, contraire à cette unification de l’Europe qui devrait être notre objectif principal. Tandis que chez nous, en Europe, on parle de la libre circulation de marchandises, qu’on parle d’élargir le domaine du droit international, créer beaucoup plus de lois internationales, nous assistons à la division de petits pays qui n’ont aucune autonomie économique, et qui ont le droit d’exiger une autonomie de gouvernement. Pour moi, en ce moment, le grand danger en Europe, c’est la destinée de l’Union soviétique, et du mouvement de démocratisation qui a été entrepris par Gorbatchev. On ne sait pas s’il va se conclure dans une nouvelle structure du pays. Pour moi, il y a toujours le danger que des droites, qui peuvent changer leurs visages très facilement d’un pays à l’autre, mais qui sont quand même des droites, puissent prendre le pouvoir et entamer en Europe un processus de régression vers des positions antisocialistes, des positions de capitalisme dominant. Ce que je pense et qui est grave, c’est la chute de l’économie socialiste, sa totale désagrégation ; elle n’existe plus, malheureusement, de mon point de vue. Je dis malheureusement, mais c’est comme ça. Maintenant commence la deuxième partie, le deuxième chapitre : la crise du grand système, c’est-à-dire la crise du capitalisme, et je ne sais pas quel essor il pourra avoir. J’ai même écrit une fois dans de petits articles politiques, car quelquefois j’écris dans les journaux de mon parti, que ce qui est grave, c’est que partout dans le monde il y a un processus de récession. Qu’est-ce que c’est ? C’est évidemment qu’on produit plus que les besoins, alors il faut avoir une consommation plus forte, la consommation plus forte pousse à la destruction artificielle des produits. C’est pourquoi, je me demande si la conclusion de cette crise du capitalisme ne serait pas une sorte de consommation très renforcée. Quelle est la consommation plus forte ? C’est la destruction. Comment fait-on la destruction ? Avec la guerre.

Nous vous posons une question sur la crise du socialisme, du communisme, et vous nous répondez crise du capitalisme. Est-ce que ce qui a déclenché la crise du communisme, ce ne sont pas des problèmes presque identiques à ce qui pourrait déclencher la crise du capitalisme aujourd’hui ?

Le capitalisme est arrivé à un certain degré remarquable, malheureusement, de dépolitisation des classes ouvrières. Chez nous, maintenant, surtout dans l’Italie du nord où il y a de grandes industries, les ouvriers lorsqu’ils ont la voiture, la maison et la télévision ne demandent pas autre chose. Ils n’ont plus une action politique, et voilà la crise de la gauche. Cette dépolitisation, c’est évidemment une certaine démotivation de gauche. Dans le capitalisme c’est autre chose. Dans ces sociétés qu’on appelle de bien-être, qu’on appelle de consommation, qu’on appelle de l’information, puisqu’il y a la tendance à pratiquement substituer la consommation d’images à la consommation des choses, avec les mass-media, justement, et bien cela pousse à une existence sans problèmes, et c’est très grave. Tandis qu’il y a des continents où presque la totalité du monde est mourante, où il n’y a rien à manger, où il y a des épidémies, des maladies. Tous ces gens-là cherchent à venir, et ils viendront en Europe avec des conséquences d’une gravité énorme parce qu’il faut réfléchir que tous ces africains que nous voyons, tous ces africains que nous rencontrons dans les rues de notre ville, de nos villes, n’est-ce pas, et bien, ce sont évidemment les plus actifs, les plus intelligents, les plus capables qui ont quitté leurs pays en l’appauvrissant toujours plus, en rendant toujours la crise de ces pays plus grave. J’ai voyagé en Afrique noire et j’ai vraiment vu qu’il y a un recul, de mon point de vue, très grave. Que faire ? Il faudrait évidemment pouvoir arriver à persuader les européens et les américains, ceux qui habitent les pays riches, que c’est dans leur intérêt de ne pas chercher ce bien-être exagéré, énorme, et trouver la manière d’aider sérieusement (pas avec une sorte de Croix-Rouge, n’est-ce pas) mais d’aider vraiment ces pays que nous-mêmes avons empêché d’avoir une économie pendant la période coloniale ; que nous-mêmes européens avons réduit dans une condition misérable. Eh bien, on devrait pouvoir les aider à organiser une économie, à s’organiser une culture. Il faudrait restituer à ces pays-là les œuvres d’art qui étaient très importantes, que maintenant nous considérons très importantes et dont nous avons dépouillé complètement ces pays-là. Et vous savez que priver un pays de son histoire, c’est la chose la plus grave qu’on puisse faire ; c’est la chose qui l’empêchera toujours d’avoir une autonomie politique. Je crois que pour avoir une autonomie politique, il est nécessaire d’avoir un passé culturel. Et l’Europe leur a volé ce passé culturel. Réfléchissons aux sculptures du Bénin qui étaient des chefs-d’œuvre (maintenant tout le monde dit qu’ils étaient des chefs-d’œuvre). Mais les chefs-d’œuvre ne sont pas l’expression du génie et inspirés par le bon Dieu. Ils sont l’expression d’une culture. Et il y avait une culture dans ces pays-là ; et s’il y avait une culture artistique, il y avait une culture politique. En réalité, il y avait de grands empires. Notre civilisation est le produit d’une « dé-civilisation » des pays qu’avec une hypocrisie détestable on appelle en voie de développement ; ce sont malheureusement des pays en voie de déchéance toujours plus grave. Il est possible que les hommes politiques qui gouvernent nos pays n’aient jamais, même au lycée, étudié un peu d’histoire, et se rappeler que le Moyen Âge a commencé avec de grandes migrations des peuples, qui changeaient de pays parce qu’ils n’avaient rien à manger. Alors, lorsque les pays pauvres ne peuvent plus exister, ne trouvent rien à manger, ils vont chercher à manger dans les pays riches en commençant comme une forme d’émigration, et on peut en arriver à des formes d’invasion.