Un analyste de l’identité de l’art et de la ville

Né à Turin le 17 mai 1909, Giulio Carlo Argan a été l’élève de Lionello Venturi. Il obtient sa licence d’histoire en 1931, et la même année une bourse d’étude pour participer à l’École de Perfectionnement de Rome, où il a été tout d’abord l’assistant du grand médiéviste Pietro Toesca, puis, de 1933 à 1955, fonctionnaire près de la Direction générale des Beaux-Arts, comme Inspecteur, Superintendant, Inspecteur central. À partir de 1955, il est professeur d’histoire de l’art moderne ; il a enseigné à Palerme et à Rome, où en 1959 il a été appelé à succéder à Lionello Venturi. Élu Conseiller communal en 1976 comme indépendant de gauche sur la liste du Parti communiste, il a été le maire de Rome de 1976 à 1979. Depuis 1981, le Professeur Argan occupait des fonctions de Sénateur ; il poursuivait son œuvre de critique d’art en publiant régulièrement de nouveaux ouvrages (dernier ouvrage paru en français : Borromini, Les Éditions de la Passion, 1996).

La formation culturelle d’Argan est issue de l’École turinoise de Lionello Venturi ; on sait que ce dernier a été le plus rigoureux et le plus consciencieux parmi les historiens de l’art aux positions idéalistes. En élaborant le concept de goût en tant que culture spécifiquement orientée vers le faire artistique et à travers l’intérêt pour l’histoire de la critique d’art entendue comme histoire de l’influence de l’art exercée sur la culture contemporaine, Venturi a posé les prémices d’un dépassement de la conception de Croce sur l’art. Faisant dans un premier temps suite aux travaux de Venturi, les essais de Giulio Carlo Argan (« Palladio », publié dans l’Arte en 1930 ; « Sebastiano Serlio » en 1932 et 1933 ; « Bramante » en 1934) sont intrinsèquement polémiques par rapport à l’idéalisme tant d’un point de vue méthodologique – pour l’intérêt que les très fines lectures des œuvres révèlent pour le pur « visibilisme » et pour l’exacte évaluation de l’importance prise au XVIesiècle par la typologie que l’idéalisme tendait à considérer comme un élément étranger à l’art – que pour le choix même du sujet, à savoir l’histoire de l’architecture que la culture historico-artistique du temps reléguait au second plan plutôt en faveur de la peinture et de la sculpture liées au fait technique, à savoir au moment social de l’art, et moins pour les autres arts adaptés aux subtiles distinctions des personnalités créatrices. Déjà en ces années, l’intérêt pour l’art antique se liait et se justifiait par la recherche lucide conduite sur l’art moderne, et avec la participation au débat sur les expériences esthétiques d’avant-garde. Ami de Pagano, il soutient les architectes rationalistes regroupés autour de la revue Casabella ; il participe au prix Bergamo, où sont gratifiés de jeunes peintres comme Mafai (1902-65), Guttuso (1912-87), Birolli (1905-59).

Argan est donc au départ de la réflexion sur l’art moderne. Des livres comme Gropius et le Bauhaus, 1951 ; Marcel Breuer, 1957 ; Salvezza e caduta nell’arte moderna, 1964 ; Progetto e destino, 1965 ; Capogrossi, 1967 ; Man Ray, 1970 ; Henry Moore, 1972, sont fondamentaux. Ceci pousse Argan à approfondir, au-delà des intuitions de Venturi et selon une perspective essentiellement phénoménologique, les rapports qui existent entre art et société, et précisément à clarifier le mode sur lequel l’art concourt à former la culture d’une époque en tant que composante en relation avec d’autres mais avec sa propre spécificité. Les champs privilégiés d’une telle enquête sont le Quattrocento (Brunelleschi, 1955 ; Fra Angelico, 1955 ; Botticelli, 1957 ; The Renaissance City, 1969), le Baroque (Borromini, 1952 ; Architettura barocca in Italia, 1957 ; L’Europe des capitales, 1964), la culture figurative des Lumières (les études sur la peinture anglaise du XVIIIe et sur la culture figurative du néo-classicisme). Les trois volumes sur l’Histoire de l’art italien et celui sur l’Art moderne 1770-1970, publiés entre 1968 et 1970 par Sansoni sont de ce point de vue exemplaires. Pour cette maison d’édition Argan a été le Directeur de l’Histoire de l’art classique et italienne en cinq volumes.

Fondamentalement, la position théorique et la recherche critique d’Argan est l’analyse de l’identité de l’art et de la ville. Car si l’histoire de l’art est l’histoire d’une phénoménologie complexe d’objets produits selon des technologies qui sont les technologies de l’artisanat constituant ainsi la dimension spatiale et temporelle qu’est la ville, Argan en déduit logiquement que s’occuper de l’art signifie s’occuper du lieu urbain. De là, la poursuite lucide et rigoureuse d’une activité de « pur » savant dans laquelle le savant, précisément en tant que tel et en tant qu’historien de l’art parmi les plus prestigieux, accepte de devenir à la tête d’une coalition « rouge » l’administrateur d’une ville historique.

Si la crise de l’art moderne – crise à laquelle Argan a consacré des pages mémorables – est la crise de la ville, il faut en effet admettre que la solution ne peut plus être, dans un sens étymologique –, que politique. C’est le thème de l’Interview sur la construction de l’art (Laterza, 1980), d’Une idée de Rome (Editori Riuniti, 1979).

Constatant la fin d’un système technique qui est le système des arts (sommet qualitatif d’une pyramide dont la base est formée par la quantité des produits de l’artisanat), on ne peut continuer dans notre société à promouvoir une expérience esthétique sans porter son intérêt vers le design, le graphisme, l’urbanisme, l’art des artisans, les techniques de communication de masse, et pour les expériences dans lesquelles la qualité réside non pas dans la condensation des valeurs à l’intérieur de l’œuvre mais dans le projet ou dans son faire.

L’autre fil conducteur de l’activité d’Argan, qui découle de la définition de l’histoire de l’art comme histoire des choses, a été le souci constant de prendre presque soin des objets, de se préoccuper de leur sauvegarde ; et ce fut une activité qui ne put être séparée de celle du savant. Dépassant ainsi la dangereuse fracture qui peut cependant s’établir entre « conservateur » et universitaire, Argan s’est également battu comme membre du Conseil supérieur des Beaux-Arts en faveur du patrimoine artistique accaparé par la stupidité des marchands et des antiquaires, finalement contre ceux qui devraient être institutionnellement préposés à sa défense et à sa sauvegarde.