Critique d’art, avril 2010, par Pierre Chabard

Marcel Lods ou la modernité en acte

L’ouvrage que l’historien Pieter Uyttenhove vient de publier chez Verdier est une véritable somme consacrée à l’architecte français Marcel Lods. Leurs deux noms inscrits simplement sur l’impeccable couverture blanche de ce copieux volume dénote le corps-à-corps intellectuel qui les a associés le temps d’une longue thèse à l’École des hautes études en sciences sociales ; institution elle-même en partie abritée dans la Maison des Sciences de l’Homme à Paris, dessinée et construite par Marcel Lods, entre 1959 et 1970. Soutenue en 1999, cette recherche doctorale d’une rare densité, réalisée sous la direction d’Hubert Damisch et consignée dans un mémoire de plus de mille pages1, s’appuie sur un considérable corpus archivistique. Celui-ci comprend notamment les abondantes archives de Lods, que Pieter Uyttenhove a contribué à verser à l’Académie d’architecture et dont il a dressé un patient inventaire2.

Contemporain de Le Corbusier, membre des Congrès internationaux d’architecture moderne (C.I.A.M.), Marcel Lods (né à Paris le 16 août 1891, mort à Paris en 1978) est une figure importante de la scène française et internationale de « l’architecture moderne », dès la fin des années 1920. Partisan et praticien convaincu de la préfabrication industrielle des composants de l’architecture, il a signé ou co-signé quelques-uns des bâtiments célèbres qui jalonnent l’histoire de l’architecture du 20e siècle : la controversée Cité de la Muette à Drancy (1932-35), l’École de plein air de Suresnes (1931-35), la Maison du Peuple et marché couvert de Clichy (1935-39), la M.S.H. à Paris, ainsi que certains grands ensembles d’après-guerre (La Zone Verte de Sotteville-lès-Rouen (1945-56) ; les Grandes Terres à Marly (1952–60) ; etc.). Auteur de nombreux articles engagés dans les revues spécialisées, ce personnage fringant et sportif, passionné d’aéronautique et de photographie, animé d’une foi inaltérable dans le progrès et l’innovation technique, coïncide avec l’archétype de l’architecte moderne, voire du « Héros moderne ».

Ce bref aperçu qui brasse les principaux lieux communs sur Lods, comme le ferait une notice de dictionnaire, ne fait que confirmer un récit conventionnel que le présent ouvrage s’attache au contraire à questionner, à déconstruire systématiquement. De nature a priori monographique, le travail de Pieter Uyttenhove échappe à la plupart des écueils du genre. Rompant avec une approche qui, dans la tradition d’une certaine histoire de l’art, resterait centrée sur « l’œuvre », il refuse également de centrer exclusivement la recherche sur l’homme, comme dans les grandes hagiographies des « pionniers » de la Modernité. Entre ces deux horizons, entre l’architecture comme collection d’objets stables et définitifs et l’architecte comme totalité biographique, l’historien a tracé un chemin intermédiaire par lequel il tente de saisir ce qui circule de l’un à l’autre, dans une temporalité particulière qui est celle de l’agir. C’est en effet le concept « d’action », largement travaillé par la philosophie du 20e siècle, de Ludwig Wittgenstein à Hannah Arendt en passant par Henri Bergson, qui articule la réflexion et organise le livre : l’architecture comme action, l’architecte comme acteur, plutôt qu’auteur. Assumant la métaphore théâtrale, ce dispositif historiographique permet non seulement de restituer la temporalité même de l’architecture, du dessin au construit, mais aussi de resituer l’architecte dans les scènes collectives de son travail (traversées par les figures d’Eugène Beaudouin, de Jean Prouvé, de Vladimir Bodiansky, d’Henri Sellier, etc.) ; une histoire, au fond, qui « traite d’un homme et ne parle de son temps que dans la mesure où il permet de l’éclairer. »3

À la manière de Jacques Le Goff qui, dans sa biographie de Saint-Louis, replaçait systématiquement le monarque dans les situations particulières de son règne, Pieter Uyttenhove a construit son histoire de Marcel Lods de manière thématique. Le livre est découpé en sept chapitres, chacun construit autour d’une figure de l’agir architectural : la « Raison », cartographie de la pensée de Lods dans le champ intellectuel, historique et philosophique de la Modernité ; la « Série », où il est question notamment de sa pratique pionnière de la préfabrication, de sa rationalisation du chantier, de sa recherche de nouveaux standards constructifs pour une architecture enfin complètement industrialisée ; le « Plan », comme rempart au désordre du monde, à toutes les échelles, chapitre où apparaît notamment la vision urbaine et territoriale de ce passionné d’aviation, qui volait presque quotidiennement comme un Dédale au-dessus du labyrinthe des métropoles chaotiques ; le « Cadre » comme « dispositif régulateur » de l’action de l’architecte mais aussi de la vie des hommes, où est, entre autres, finement analysée l’ambiguïté politique de Lods, quelque part entre modèle libéral et idéal socialiste ; « l’Élan » où sont mises en parallèle l’image de Lods au volant de ses bolides et celle de l’architecte comme « pilote » des équipes pluridisciplinaires dont il savait s’entourer pour mener ses projets ; « l’Obstacle », envers indissociable de la Modernité, dont les différentes formes (l’adversité, le défaut, la catastrophe) permettent d’observer Lods dans les situations critiques de son existence ; et enfin la « Scène », chapitre plus historiographique où, très subtilement, Pieter Uyttenhove réinjecte une dimension biographique, mais de biais, en laissant la parole à la fois à Lods lui-même et à ceux, partisans ou détracteurs, qui ont contribué à écrire son histoire, ou sa légende.

Illustré principalement par les étonnantes photographies de l’architecte lui-même, l’ouvrage est doté d’une riche bibliographie, d’un répertoire des projets et réalisations de Lods et d’un utile index. Rompant résolument avec la forme chronologique, il contribue, dans le champ architectural, à passer d’une « histoire-récit » à une « histoire-problème »4. Écrit par un historien qui est d’abord un architecte, il problématise de l’intérieur « l’action » architecturale comme « un laboratoire expérimental, une mise sous tension de la relation entre le sujet et le monde moderne » (p. 414).

 

1. Uyttenhove, Pieter. Marcel Lods (1891-1978) : une architecture de l’action, Paris : Thèse Histoire/EHESS, 1999, 5 volumes.

2. Cf. Uyttenhove, Pieter. « Guide du fonds Marcel Lods », tapuscrit, Paris : Académie d’architecture, 1989 ; Catalogue des collections, vol. II : 1890-1970, Paris : Académie d’architecture, 1997 (pp. 29-42 et 249-268) ; Archives d’architectes : état des fonds, 19e-20e siècles, Paris : Direction des Archives de France ; Centre d’archives de l’Ifa ; Documentation française, 1996.

3. Le Goff, Jacques. Saint-Louis, Paris : Gallimard, 1996. p. 13.

4. Cf. Furet, François. « De l’histoire-récit à l’histoire-problème » (1975), in L’Atelier de l’histoire, Paris : Flammarion, 1982, p. 73-90.