Art press, avril 2013, par Dork Zabunyan

Histoires de tournage

L’importance de La Voie des images se révèle à un double niveau au moins : d’une part, le livre de Sylvie Lindeperg réhabilite l’image filmée dans le travail de l’historien, davantage habitué à analyser des documents écrits ou à observer des images fixes (dessins, peintures, photographies, etc.) ; d’autre part, il prend position dans le présent qui est le nôtre, au regard de films récents supposés transmettre une connaissance de la Seconde Guerre mondiale. Un geste méthodologique fort d’un côté, qui cherche à affermir la présence de l’image en mouvement dans le savoir historique de l’autre, la construction patiente mais résolue d’une « éthique du regard », à une époque où la multiplication des supports d’images coïncide aussi avec leur indistinction. Dans le prolongement de ses précédents ouvrages – notamment Clio de 5 à 7 sur les « actualités filmées de la Libération » (CNRS éditions, 2000) ou Nuit et Brouillard. Un film dans l’histoire (Odile Jacob, 2007) – Sylvie Lindeperg étudie minutieusement des films ou fragments de films qui ont le point commun d’avoir été tournés pendant le printemps et l’été 1944 : dans le maquis du Vercors, lors de l’insurrection de Paris, dans le camp-ghetto de Terezin en Tchécoslovaquie ou dans le camp de transit de Westerbork aux Pays-Bas.

Un spectre de l’image

Chaque fois, l’auteure s’impose une « discipline du regard » consistant à combiner deux approches complémentaires : considérer l’image comme document dans la diversité des signes qui en émanent et les « possibilités cachées » qu’elle recèle (comme l’écrivait Siegfried Kracauer) ; en suivre parallèlement le devenir dans l’histoire, comme les chemins empruntés par un même ensemble de rushes à des dates différentes. Saisissantes à cet égard sont les pages sur la « fabrication et [le] destin d’une icône » : celle d’Anna Maria « Settela » Steinbach, la fillette au foulard que l’on aperçoit entre deux portes d’un wagon, dans un convoi qui part de Westerbork pour Birkenau en mai 1944 ; saisie par la caméra de Rudolf Breslauer, cette image sera entre autres reprise par Alain Resnais dansNuit et Brouillard (1956), montrée à l’occasion de plusieurs procès (dont celui d’Eichmann en 1961), puis réinvestie dans le film de Cherry Duyns, Settela. Visage du passé (1994), à une période où l’identité de la jeune fille – sinti et non pas juive – fut découverte. Dans ce mouvement indissociablement historique et formel se manifeste ce que Sylvie Lindeperg appelle la « puissance spectrale des images », celle de Settela ayant la particularité de « [contenir] l’événement historique », de « le [ramasser] tout entier dans l’expression d’un visage ».

Ce suivi scrupuleux dans la durée de séquences filmées de la fin de la Seconde Guerre mondiale, où la définition des régimes d’images – actualités, amateurs, cinématographiques, etc. – n’épuise jamais leur « ambiguïté » fondamentale ou leur « part de mystère », contraste avec la légèreté de certains réalisateurs d’aujourd’hui : ceux de la série TV Apocalypse, par exemple, qui se vantent de proposer la « véritable histoire de la Seconde Guerre » alors qu’ils mélangent indistinctement les images officielles de la propagande nazie avec celles tournées par Eva Braun dans le nid d’aigle de Berchtesgaden où se rendait Hitler.

La critique de Sylvie Lindeperg n’a pas uniquement une portée épistémologique, conformément à une exigence de rigueur du regard historien : elle est en outre animée d’une colère sourde contre l’époque où ce nivellement des images n’est pas sans conséquence sur la représentation du corps politique. De fait, ce nivellement entretient bien une « confusion entre les sphères publiques et privées qui constitue un autre symptôme de l’époque », comme le déclare l’auteure dans une conversation avec Jean-Louis Comolli qui vient clore La Voie des images. Cette discussion fait écho au chapitre d’ouverture du livre, « Les tyrannies du visible », où un symptôme sans doute plus inquiétant encore est exposé. Situé au niveau de la question – brûlante – de la transmission de l’histoire, il témoigne d’une substitution de l’historicité des images – ce qui en elles dynamise notre mémoire et fait en sorte que le passé travaille le présent – par une surenchère compassionnelle qui nous déplace vers un terrain édifiant où l’émotionnel le dispute à l’événementiel. La Rafle (2010) de Rose Bosh est la manifestation de ce symptôme à l’écran, puisque le spectateur, confronté à une stratégie de promotion impressionnante, se voit par ailleurs menacé d’insensibilité par la réalisatrice dans le cas où il ne pleure pas devant la reconstitution des événements des 16 et 17 juillet 1942. Pour Sylvie Lindeperg, ce film « est évidemment de son temps : il épouse la logique des initiatives sarkozystes sur le parrainage des enfants juifs ou la lettre de Guy Môquet consistant à vider l’histoire de sa substance politique et de son intelligibilité pour n’en conserver que l’écume émotionnelle, l’édification morale, la privatisation des luttes collectives ».

Sur la pellicule

S’il en restait à la démystification de ces entreprises filmiques qui régentent la mémoire et forcent le regard, La Voie des images serait déjà de la première importance. Cet ouvrage acquiert une dimension supplémentaire si l’on considère la place qu’il accorde, dans l’examen des images du printemps et de l’été 1944, à un hors-champ redoutable où s’organise la barbarie nazie autant que la résistance à cette barbarie, parfois sensible de manière subreptice, au détour d’un plan. Il convient de lire dans cette perspective les pages bouleversantes sur Theresienstadt, le faux documentaire destiné à rendre présentable le camp de travail de Terezin. Ce film, comme celui réalisé dans le camp de transit de Westerbork, fut tourné par une équipe composée d’internés juifs et dont la direction était assurée par l’un d’entre eux, Kurt Gerron. Sylvie Lindeperg montre comment la volonté de dissimulation de la machine de terreur n’empêche pas les « comédiens » réquisitionnés de signifier leur refus de voir leur quotidien réduit ainsi à un spectacle censé le transformer en un « village paradisiaque ».

Des indices témoignent de ces menues désobéissances qui pouvaient conduire les prisonniers à la mort : quelques « regards furtifs vers la caméra » de la part des figurants qui signalent ainsi « les artifices de la mise en scène », ou cette « vieille dame [qui] se protège le visage de la main pour échapper à l’œil de la caméra », cette autre « le regard baissé [esquissant] un imperceptible rictus ». Grâce à ce livre, les êtres saisis par la pellicule changent de statut : ils ne sont plus des « absents de l’histoire », ils l’imprègnent de manière éphémère, mais toujours vive pour ceux qui les regardent.