Le Monde des livres, 11 novembre 2011, par Roger-Pol Droit

 Théorie des maisons. L’habitation, la surprise, de Benoît Goetz : une maison dans la tête

Les maisons, ce sont les philosophes qui en parlent le mieux. Surtout quand ils parlent d’autre chose. Par exemple de l’habitude, des ritournelles, des gestes, des allers et venues. Tel est, au plus bref, le thème développé par le bel essai de Benoît Goetz, Théorie des maisons. Ce philosophe discret s’était fait remarquer avec La Dislocation (Verdier, 2001), qui explorait déjà les relations de l’architecture et de la philosophie. Il n’a cessé, depuis, d’approfondir sa méditation, à la fois dense et vagabonde. Inutile, donc, d’attendre démonstrations serrées et déductions contraignantes : la pensée avance ici par évocations, associations et paradoxes. À défaut de convaincre, elle éclaire, stimule, dérange, à mi-chemin du poétique et du rationnel. Mais avec une singulière énergie, qui vaut qu’on s’y arrête.

Car rien n’est moins simple que de dire en quoi consiste, au juste, une maison. Socrate le demandait déjà, il n’est pas sûr que nous ayons vraiment avancé depuis. Bien plus que des constructions composées de murs, de portes et de fenêtres, les maisons sont constituées de nos gestes, nos postures, nos déplacements, de toutes nos manières de les habiter. Cet « habiter », souligne Benoît Goetz, est en fait l’envers de la ville, ce qu’on ne peut en voir, et qui pourtant en délimite l’espace le plus décisif. Avant d’être question d’urbanisme, l’architecture serait donc affaire d’idées, de concepts et d’affects.

« Un édifice est un geste », disait Wittgenstein. Dans les années 1920, à Vienne, il a conçu et dessiné pour sa sœur une maison dont on peut encore admirer le génie épuré et fonctionnel. Sans doute ce philosophe moderne retrouvait-il, par-delà les siècles, quelque chose de cet intérêt antique pour l’organisation raisonnée des lieux, la répartition des choses dans l’espace domestique, dont nous entretiennent plusieurs traités grecs que nous ne comprenons plus toujours clairement. Les « économiques » rassemblaient en effet toutes sortes de réflexions sur l’organisation domestique (oïkos désigne en grec ancien la maison, oïkonomika les questions relatives à la gestion du foyer) que ne négligent ni Xénophon ni même le grand Aristote en personne.

Toutefois, on aurait tort de croire que ce travail se contente de recenser des propos de philosophes. Certes, on y rencontre Martin Buber et la distinction qu’il propose, en 1938, dans Le Problème de l’homme, entre les périodes de l’histoire où l’humain « possède sa demeure » et celles où il est « sans demeure ». Certes, on y voit confrontés Deleuze et sa conception de « l’habiter » comme série de retours successifs et de départs renouvelés, et la vision, toute différente, de Levinas, refusant tout génie du lieu, soutenant que « personne n’est chez soi ». Et l’on croise encore Heidegger, Derrida, Barthes, Nietzsche et son amour des «  courtes habitudes » (lui qui habite des pensions éphémères, des chambres meublées d’un trimestre) – sans oublier Jean-François Lyotard, qui a cette merveilleuse formule : « Là où je peux être somnambule sans erreur, là est ma maison. »

Au-delà de ces références multiples, le propos de Benoît Goetz est essentiellement d’inciter à ressentir de nouveau ce que l’existence des maisons a de troublant, d’insolite et d’insoluble – et donc de philosophiquement inépuisable. « Les maisons sont faites de matériaux et de pensées, d’architectures et de philosophies, mais aussi de comportements et de gestes », note-t-il en parlant également des danses et des chorégraphies qui constituent les maisons, comme de la manière dont elles configurent notre vision. Il suggère en effet que les maisons sont des agencements du regard autant que de l’espace.

Coup de foudre

En parallèle, on lira le joli texte de Claude Eveno, qui retraverse, sous le titre Histoires d’espaces, plusieurs de ces pérégrinations antérieures, et les relie les unes aux autres. Rédacteur en chef de la revue Monumental, professeur à l’École nationale supérieure de la nature et du paysage, ce penseur écrivain est un explorateur perspicace et sensible des espaces urbains d’hier et d’aujourd’hui. On ne s’étonnera donc pas que de multiples résonances entre ces deux livres sautent aux yeux, qu’il s’agisse de la construction de l’espace, du rôle des passages, ou des coups de foudre qui saisissent, sur l’autoroute, l’observateur d’une bâtisse à peine entrevue (« Parfois une maison vous touche à la vitesse d’une conscience fugace »).

Finalement, entre maisons et habitants, difficile de savoir qui est premier et constitutif. Nous faisons les maisons, elles nous font. Ces deux fabrications ne se disent pas dans le même sens, mais l’histoire de leur entrelacs est sans fin. Car jamais, en fait, aucune maison n’est achevée ni à proprement parler terminable. Les maisons pensent, à leur manière, indéfiniment, nos trajets, nos départs et retours, nos rêves et repos. Le paradoxe, à l’évidence, est que nous savons cela d’autant mieux que les maisons, aujourd’hui, tendent à disparaître. Les logements, eux, ne pensent pas.