Les Cahiers du cinéma, février 2013, par Ariel Schweitzer

Le grain minuscule de l’histoire

La Voie des images de Sylvie Lindeperg tente une relecture des images de la seconde guerre mondiale.

La Shoah n’a jamais été aussi présente dans le débat public, les programmes éducatifs, l’univers audiovisuel. Une prise de conscience nécessaire, mais qui provoque ces dernières années une surmédiatisation, une hypervisibilité dont on ne mesure pas les dangers. C’est le point de départ de l’historienne Sylvie Lindeperg dans La Voie des images, aboutissement et prolongement de recherches engagées depuis pratiquement vingt ans.

Au nom du « devoir de mémoire » et de la nécessité de ramener la connaissance de la Seconde Guerre mondiale au « grand public », des films comme La Rafle de Rose Bosch (2010), des séries télévisées comme Apocalypse d’Isabelle Clarke et Daniel Costelle (2009) instaurent un nouveau mode de représentation qui consiste à transformer l’histoire en spectacle, à tout montrer, même (et surtout) l’inmontrable. Coloriser des images tournées à l’origine en noir et blanc, ajouter du son à des prises de vues muettes, reconstituer des événements d’une manière « quasi documentaire », tous les moyens sont mis en œuvre au nom d’un « réalisme » plus vrai que vrai. L’hypervisibilité de l’horreur produit ce que Lindeperg appelle « une mémoire saturée » : les effets spectaculaires ou mélodramatiques entraînent une perception immédiate, entièrement émotionnelle, des événements, une approche primant sur la distance critique et masquant une absence d’historicité.

Lecture alternative

Face à ce déferlement de « l’histoire spectaculaire » et sa « fuite permanente de sens », Sylvie Lindeperg propose une lecture alternative des images, une méthode basée sur la rigueur, la patience, la lenteur et l’attention portée au détail (ce que Foucault appelle « le grain minuscule de l’histoire »). À l’encontre de la prétention de tout voir et tout montrer, elle défend une approche qui « pense l’absence », qui montre ses propres hésitations, qui affiche ses limites, envisageant la matière historique dans sa complexité, parfois dans sa fragilité.

Plusieurs études de cas passionnantes illustrent cette méthode, se focalisant chacune sur un film plus ou moins connu que l’analyse de Lindeperg permet d’éclairer d’une perspective nouvelle. Comme ces images rares de la Résistance dans la région du Vercors tournées par l’opérateur Félix Forestier en avril 1944 montrant les combattants dans leur quotidien, leurs entraînements, leur repas. Jean-Paul Le Chanois, qui a utilisé ce matériel dans son documentaire Au cœur de l’orage (sorti en 1948), a jugé ces images insuffisantes à cause de l’absence de scènes de bataille. Par conséquent, il a décidé de procéder à une reconstitution des combats dans le Vercors, images filmées après la libération de la région et pour lesquelles ont été engagés de nombreux figurants. Ces scènes ont été intégrées par la suite dans de nombreux films sur la Résistance où elles sont présentées la plupart du temps comme de vraies archives. Par ailleurs, Lindeperg décrit minutieusement la « bataille de mémoire » entre résistants gaullistes et communistes au sujet d’Au cœur de l’orage, car plusieurs montages de ce film ont été réalisés pour satisfaire les exigences des différents acteurs politiques de la France de l’après-guerre.

Une icône laïque

Le chapitre le plus frappant est sans doute celui consacré au film sur le camp de Westerbork aux Pays-Bas, camp de travail mais également antichambre de la mort – la plupart des détenus ont été en effet déportés vers les camps d’extermination. Comme le fameux film sur le ghetto de Theresienstadt (également analysé dans le livre), ce document de propagande a été tourné par un prisonnier juif le photographe Rudolf Breslauer, fait macabre illustrant la volonté des nazis de faire participer les Juifs au programme de leur propre destruction. Le film dévoile l’organisation du camp sous un jour plus ou moins idyllique : les habitations, les sections de travail, les lieux de « divertissement » (un terrain de sport, un cabaret). Or malgré ce point de vue propagandiste, plusieurs « traces du réel » subsistent. Il s’agit en fait du seul film montrant une vraie déportation à partir d’un pays de l’Europe occidentale vers les camps.

Un plan de Westerbork est même devenu ce que Susan Sontag appelle une « icône laïque », image-symbole circulant depuis les années 50 dans de nombreux films sur les camps, dont Nuit et Brouillard. C’est le fumeux visage de la petite fille fixant l’objectif depuis les portes du train quelques secondes avant qu’elles ne se ferment à jamais sur elle. Le travail méticuleux d’historiens et de cinéastes (dont Harun Farocki) a permis d’identifier ce visage longtemps resté anonyme, érigé en symbole. Il s’agit d’Anna Maria Settela Steinbach, une petite fille tzigane assassinée à Auschwitz avec sa mère et quatre de ses frères et sœurs en août 1944. Une révélation étonnante qui ne fait que renforcer la portée universelle de ce livre essentiel, à la fois pertinent et émouvant, sur la mémoire fragile des images.