Les Cahiers du cinéma, juillet 2005, par Francis Marmande

T comme télévision

Artists and Models (1955) : dans Frank Tashlin (comme T) la télé en prend un coup. Neuf ans après, le poste jamais éteint de Kiss Me Stupid (Billy Wilder, 1964) se venge. Peut-être pour la raison que donne Comolli en 1992 : « Les gens ont besoin de la télé parce que toute société a besoin d’images d’elle-même, de ses proches, de ses distances. La télé est faite pour montrer ça. Nous, toi, moi, l’autre. Des proches, des lointains. C’est comme ça qu’elle a commencé, âge d’or et éternels regrets. »

Voir et pouvoir (Verdier, 2004), le recueil de ces textes et entretiens sur… sur quoi au juste ? Cinéma ? télévision ? fiction ? documentaire ? C’est ce qu’indique le sous-titre (L’innocence perdue)Voir et pouvoir est une mine : un trésor, une galerie souterraine, une mine à retardement. Ce face-à-face avec le réel qui tient tête. Et aussi, ou par voie de conséquence : un art d’aimer.

Ce qui m’a toujours accompagné chez Comolli, c’est la vitesse de l’idée ; le goût téméraire de la proposition ; la passion de la question. On se voit de loin en loin. Jamais assez, jurons-nous, tels deux héros de Flaubert. Mais chaque fois comme si on avait pris, une heure avant, un verre de ces vins hors sillon qu’il affectionne – à moins que ce ne soit carrément un Château Eyquem. Conversation à peine suspendue.
Question à laquelle il ne répond pas, le plus souvent, dans un grand éclat de rire, comme s’il savait : L’Usage de l’analyse (du discours analytique), dans le discours de Comolli – il faut entendre l’expression à la façon de Gaëtan Picon quand il titre L’Usage de la lecture, ou de Nicolas Bouvier,L’Usage du monde, bref de Montaigne dont le nom est précisément Eyquem (Essais, III, 11).

Cet usage de la « psychanalyse » (mettons…), chez Comolli, est tendu comme l’arc d’un maître japonais. Soit : intériorité très calme, bouillonnante, musculature parfaitement relâchée, sphincters inertes, terminaisons nerveuses au zéro. Cette tension vise à atteindre le point : l’exactitude des leviers de force, de pouvoir ; la juste place, la juste distance, le sitio ; le corps pris dans une érotique de la theoria fulminante, aventureuse, céleste. Comolli n’est pas « bataillien », comme le premier délateur académique venu : c’est un batailleur. L’usage de l’analyse chez lui est allusif, poétique, combatif : parole vive de l’intelligence et du cœur à la mesure de « ce mélange de lucidité et d’aveuglement » qu’on appelle le cinéma.

Cet usage est d’autant plus précieux qu’on patauge dans la gadoue des non-dupes. Hantise de se faire avoir, de ne pas déjouer le déjeu du pervers : la passion béni-oui-oui d’être sûr de soi. L’innocence vomie. Voir événements récents. J’ai encore cette vision de Lacan, un mardi de fin de séminaire, dans l’amphi du Panthéon où pendouillaient sur les méchantes enceintes des grappes de micros (on venait d’inventer le mini-cassette) comme autant de godemichés nains, Lacan de dos, écrivant au tableau dans le seul silence rayé par la craie qui crisse le titre du programme à venir « Les non-dupes errent. » Proférer à haute voix. Télévision.

L’usage de l’analyse, dans le système Comolli, plus irradiant encore que celui de l’axiologie politique, parce que l’analyse donne la couleur, est un usage libre, récupéré, fait sien, peu soucieux de la liturgie et des tables de la loi. Longtemps, en hommage à cette démarche (une pratique théorique de l’autre), j’ai cherché un substitut glamour au mot de documentaire. C’est comme le mot « jazz » : c’est le mot le plus impur, le plus agaçant, l’invention pas malveillante de l’imbécile haineux, mais c’est aussi ce qui fait que c’est le mot le plus beau (jazz), ou le plus net (documentaire).

Il m’a fallu un certain temps pour me remémorer ce fait à l’époque où je découvre les écrits de Comolli (1963), j’habite une piaule d’étudiant dans les quartiers populaires d’une ville chic. Ma logeuse a coupé sa salle à manger en deux, d’une porte vitrée dont les carreaux sont blanchis. Ma table de travail est collée contre cette porte vitrée. De l’autre côté, est collé le téléviseur. H réunit tous les soirs la petite famille. Le son de la télévision est horrible. Pendant trois ans après le bac, je disserte, je latinise, je philosophe, je fais l’historien au cul d’une télévision. De mon côté, pour me sauver, je couvre le son en écoutant Pour ceux qui aiment le jazz. On peut juger du résultat.