Urbanisme, mai 2012, par Chris Younès

Dans une note, Benoît Goetz présente cet ouvrage comme un « aperçu de philosophie contemporaine à destination des étudiants des écoles d’architecture ». En fait, c’est à un voyage dans l’habiter, ce « double de l’architecture », que tout lecteur est initié, avec comme motif la « maison des philosophes ». Ce concept s’élabore à partir d’une relecture de l’ouvrage de Martin Buber Le Problème de l’homme, considérant que toute philosophie a dressé les contours d’une maison dans laquelle l’homme pourrait trouver une place plus ou moins habitable, ou bien, au contraire, serait amené à se confronter inéluctablement à l’inhabitable ; l’histoire même de la pensée ayant vacillé entre ces deux polarités. L’auteur se demande, avec Sloterdijk, si cette question de l’habitation n’en vient pas, désormais, à s’expliciter quand elle se désintègre.

Les maisons qu’il nous est donné de visiter, en particulier celles de Nietzsche, Heidegger, Levinas, Deleuze, Derrida, Benjamin, Barthes, tout à la fois conceptuelles et émotionnelles, se présentent dans la tension du dedans et du dehors, de l’oikos et du poros. D’aucuns ont vu dans la maison le prolongement du milieu utérin, Benoît Goetz nous montre au contraire comment y naît la pensée. Ainsi, le poêle de Descartes est devenu célèbre pour avoir donné le cogito. Ici un homme se sépare du monde, se retire pour se retrouver sous une autre forme et mieux s’y relier.

Tout au long du livre, il est manifesté comment, par des espacements et des entrelacements rythmiques, habitation et existence se tiennent entre retrait et ouverture, habitabilité et inhabitabilité. La maison hospitalière de Derrida et les réflexions sur la « limitrophie » sont saisissantes en ce sens, comme le sont les descriptions du tableau de Carpaccio La Vision de saint Augustin et de celui de Cézanne Le Jardinier Vallier. Il y est capté comment l’habiter et l’architecture se répondent en tant que manières d’être, gestes qui se façonnent réciproquement, en consonance ou en dissonance, modelant la traversée de la vie. L’échelle de la mégalopole est aussi abordée. L’insistance de l’homme à rechercher un chez-soi le mène, à l’heure du débordement planétaire, à envisager d’autres territorialités, car l’accélération et la superposition des déplacements et des communications ont déployé vertigineusement le dehors dans l’espace éclaté d’un tohu-bohu. Quoi de commun entre une maison et une ville ? L’espace et le temps de l’existence humaine. Au-delà d’une analogie ou d’une opposition superficielle, est donné à méditer le fait que c’est toujours notre présence à nous-même et à autrui qui est en jeu dans les horizons conjoints de l’ancrage et du nomadisme, du microcosme et du macrocosme.

L’écriture et la théorie de Benoît Goetz sont celles d’un lettré, et d’un danseur qui n’oublie pas, comme il l’écrit, qu’« il est possible d’entendre théorie en un sens modeste, celui d’un défilé, d’une procession, voire d’une fête ».