Urbanisme, novembre 2005, par Thierry Paquot

Et si la philosophie aidait à comprendre et à interroger l’architecture ? C’est, nous le savons, la conviction de Chris Younès, à travers les nombreux travaux qu’elle impulse depuis le Gerphau (basé à l’école d’architecture de Clermont-Ferrand et à l’IUP de Paris-12) ; c’est aussi, d’une autre façon, celle de Christian Godin et de Laure Mühlethaler, qui viennent de publier Édifier. Les auteurs constatent un « déni d’espace » et s’évertuent à rendre à l’« espace » la place qu’il mérite dans la compréhension de l’architecture : « L’espace architectural, écrivent-ils, n’est ni géométrique, ni physique, ni symbolique, il est cela tout ensemble à des degrés divers, en même temps qu’autre chose, au-delà. » Afin de le démontrer, ils rassemblent des matériaux anthropologiques, historiques, sociologiques et bien sûr philosophiques, qu’ils empruntent à différentes périodes et à diverses aires civilisationnelles, et « collent » aux auteurs cités, sans assez de distance (pour les contemporains, Pierre Pellegrino et Benoît Goetz, pour les « classiques », Aristote, Heidegger, Lévinas, Deleuze, Valéry, sans oublier les architectes, Alberti et surtout Le Corbusier). Brasser aussi large est une preuve de curiosité, mais il est délicat de mêler des périodes et des cultures différentes sans assurer un parti pris méthodologique. « S’il n’est pas aisé de dire le sens de l’architecture, c’est d’abord parce que celui-ci change avec le regard », écrivent-ils prudemment, mais alors quid des cultures du regard ? De même pour les mots « espace » ou « paysage » ou « être », qui n’existent pas dans toutes les langues et changent de sens au cours de l’histoire. Quant à l’interprétation des symboles, des mythes et aussi des aphorismes, il convient de bien respecter le contexte – je songe à la notion de « vide » chez Lao-tseu, régulièrement mal interprétée par les architectes occidentaux. Ce flottement gêne le lecteur, qui par ailleurs est satisfait par tous les thèmes abordés (le lieu, la caverne, le nomade, le site, la terre, le ciel, les matériaux, la cathédrale, le jardin, le toit, le mur, le dedans et le dehors…). L’analyse proposée de « Bâtir Habiter Penser » de Martin Heidegger est discutable (p. 58sq), de même pour la notion de vernaculaire (Illich est oublié) ou l’étude sur le temple (Congar n’est pas cité) ; quant à la critique de d’Augustin Berque (p. 130), elle mérite plus d’arguments. Bernard Cache n’est pas américain (p. 179), Minoru Yamasaki n’est pas japonais (p. 194), Constant est maladroitement présenté (p. 205) ; « le global tue le local » est une formule trop radicale par rapport à ce que l’on peut observer (p. 254), de même que l’affirmation « L’homme moderne ne veut pas demeurer » (p. 286) attend une démonstration. Les auteurs devraient oublier ce qu’ils ont lu et nous offrir leur philosophie.