Urbanisme, par Thierry Paquot

L’ouvrage était paru chez Plon en 1992, sous le titre curieux et éloigné de l’intention de l’auteur de La Ville à vue d’œil (titre anglais : The Conscience of the Eye). En fait, contrairement à ce que suggérait son premier titre, cet essai brillant et très agréable à lire ne nous offre pas une vue plongeante du haut d’un gratte-ciel ou d’un clocher sur la grande ville, mais une réflexion sur le regard, la « chose vue » et l’exposition. Qui regarde qui ? Quoi regarder ? Qu’est-ce que la ville fait voir ou dissimule ? Le projet de Richard Sennett, philosophe, sociologue et historien, n’est pas de raconter une histoire de la ville occidentale selon les impressions du citadin, devenu le sujet de l’histoire, mais la manière dont la ville, dans ses transformations morphologiques, architecturales et culturelles, joue sur la prise de conscience par le sujet de son Moi, sachant qu’en anglais le mot « conscience » signifie à la fois « le fait d’être conscient, et celui de juger ». Dans son introduction, l’auteur précise : « Le problème culturel de la ville moderne est de trouver comment faire parler ce milieu impersonnel, comment dépasser son actuelle insignifiance, sa neutralité, dont on peut faire remonter les origines à la croyance que le monde extérieur, le monde des choses, est irréel. Notre problème urbain est de savoir comment rendre à l’extérieur sa réalité de dimension de l’expérience humaine. » Établir la généalogie de cet effacement progressif de « l’art de l’exposition de soi » nécessite aussi bien une étude historique du cadre urbain qu’une appréciation critique de l’urbanisme et de l’architecture à différentes époques. C’est à quoi s’engage l’auteur, en déployant un large éventail des connaissances savantes (de la Grèce antique à l’Europe des Lumières, des mécanismes de la société industrielle à ceux de la démocratie) simultanément à la livraison de quelques confidences new-yorkaises. Dans le jeu délicat entre l’intérieur et l’extérieur, la « vie privée » (l’intimité) et la « vie publique », la rue – et plus généralement les « espaces publics » – occupe une place de choix. La rue n’est pas un élément passif du décor construit, mais le révélateur des rencontres, des échanges et des circulations. C’est parce qu’elle n’est pas neutre que certains s’évertuent à la neutraliserjustement, en la géométrisant ou en lui attribuant une seule fonction, au détriment des autres. Dans certains cas, la reconquête de la rue est aussi la redécouverte d’une autre urbanité, plus réceptive à l’Autre, cet étranger dont l’étrangeté est la garantie de notre propre différence… Évoquant Georg Simmel et ses commentateurs de l’école de Chicago, Richard Sennett écrit : « Pour eux, comme pour Baudelaire, la culture de la ville tournait autour de l’expérience que l’on pouvait y faire de la différence – différence de classe, d’âge, de race et de goût – hors du territoire familier de chacun, dans la rue. »

Ce livre est précieux pour l’aménageur, l’architecte et l’urbaniste, car il invite à penser les liens entre le visuel et le social, la linéarité et la discontinuité du « récit » rticle qu’en 1982 ils signèrent ensemble dans Humanities in Review (I, 1). En réalité, c’est de façon profonde et durable que les recherches de Michel Foucault ont « pesé » sur celles de Richard Sennett. Ce dernier rappelle lui-même qu’il a commencé à collaborer avec Michel Foucault « à la fin des années 1970 », mais qu’ensuite il a « suivi une voie différente » de celle que le philosophe français et lui avaient « empruntée au départ », et qui « consistait à étudier le corps dans la société à travers le prisme de la sexualité ». Cet autre chemin a conduit le sociologue de Chicago assez loin : longtemps président de l’International Commitee on Urban Studies de l’Unesco, professeur en sciences humaines à la New York University et professeur honoraire de sociologie à la London School of Economics, historien, critique littéraire, romancier, Richard Sennett – qui a aujourd’hui 60 ans – s’est fait connaître dans le monde entier pour ses travaux sur le « nouveau capitalisme » et les nouvelles formes d’organisation du travail, qui, incluant désormais le risque, la mobilité, la flexibilité, la précarité, la constante obligation de « refaire sa vie », condamne les individus à l’incertitude, à la peur, au sentiment d’échec, et détruit en ses racines le sentiment de continuité de l’existence. Avec La Chair et la pierre, publié en 1994 et à présent traduit en français, Sennett revient au « corps » (et donc à Michel Foucault : « l’influence de celui qui était devenu mon ami est partout présente dans ces pages »), mais en le saisissant par un autre biais que celui de l’Histoire de la sexualité. Le sous-titre est explicite : Le corps et la ville dans la civilisation occidentale. Ce que livre en effet Richard Sennett ici, c’est une histoire de la vie urbaine, de la Grèce antique à l’Amérique d’aujourd’hui, en racontant la façon dont les hommes et les femmes font l’expérience de la ville à travers leurs sensations corporelles, hygiéniques, alimentaires, sexuelles…

« L’État (res publica) est un corps », écrivait déjà Jean de Salisbury en 1159 : le souverain en est le cerveau, ses conseillers le cœur, les marchands le ventre, les soldats les mains, les paysans et les ouvriers les pieds. Il en est de même pour la ville : elle a sa tête dans le palais et la cathédrale, son estomac dans le marché, ses mains et ses pieds dans les alignements des maisons. La Chair et la pierre ne se réduit pas, en continuant à tisser cette métaphore assez courante, à montrer que la ville de pierre a aussi sa chair, sa circulation fluide et ses artères, son cour ; son ventre et ses viscères, ni à établir le « catalogue historique des sensations physiques dans l’espace urbain ». Son propos est plutôt de voir comment la répugnance que la civilisation occidentale a toujours éprouvée à reconnaître « la dignité et la diversité du corps humain », trouve une traduction réelle dans l’urbanisme, la planification, l’architecture. Dans quelle mesure, par exemple, les croyances chrétiennes vis-à-vis du corps ont-elles contribué à façonner la ville du haut Moyen Âge et du début de la Renaissance ? La passion du Christ sur la croix, que la publication en 1250 de la grande Bible de saint Louis rend particulièrement « sensible » aux Parisiens, surdétermine une « façon de penser les espaces dévolus à la charité et les sanctuaires dans la ville », et, par là même, soulève des questions urbanistiques et architecturales, dans la mesure où il faut trouver une « place » pour ces refuges dans des rues ou des ruelles livrées à la violence, aux trafics et marchandages « liés à l’économie de marché naissante ». Richard Sennett ne parcourt évidemment pas toute l’histoire occidentale. Il étudie quelques villes, à un moment précis de leur histoire, et, à chaque fois, repère « quelque chose », un événement ou une pratique – le début d’une guerre, une insurrection, la fréquentation des bains publics, l’inauguration d’un bâtiment, la publication d’un livre, une découverte scientifique ou médicale – qui modifie notablement « l’expérience qu’ont les hommes de leur propre corps et les espaces dans lesquels ils vivent ». C’est à travers l’analyse du sens qu’avait dans la Grèce de Périclès la nudité – signe de force, de dignité et d’attachement à la cité (le « barbare », lui, couvrait ses parties génitales en public, lors des jeux) – et à travers la conception physiologique du corps (où domine la notion de chaleur) que Sennett décrit à la fois les subtiles subdivisions de l’espace urbain d’Athènes et l’espace politique de la démocratie athénienne. Dans l’agora, de nombreuses activités se déroulent simultanément, les gens se déplacent sans cesse, forment des petits groupes. Les voix mêlées font un brouhaha et les corps en mouvement une « masse liquide » qui n’est guère un « corps politique ». Dans les théâtres, le public reste assis, immobile, à écouter une voix solitaire. Or, dans une démocratie, de même qu’un homme doit pouvoir exhiber son corps, un citoyen doit pouvoir exposer sa pensée aux autres, entendre leurs « voix » et faire entendre la sienne. Dès lors, les pierres, si on peut dire, devront se plier à cet impératif : les portiques, ou stoai, qui, au temps de Périclès, longent les côtés nord et ouest de l’agora, accueillent les repas, les affaires, les commérages, les spectacles offerts par les avaleurs de sabres, les jongleurs ou… les philosophes (les stoïciens, refusant de prendre part à la vie du monde, se réunissent, d’où leur nom, sous la « stoa Poikilé, le « portique peint », lieu de divertissement, alors que des théâtres, comme celui qui s’érigeait sur la colline du Pnyx, à dix minutes de marche de l’agora, sont transformés en lieux de réunions strictement politiques, et qu’est également créé, pour l’échange plus sérieux encore de la « parole qui fait loi », le Bouleutérion, qui abrite le Conseil des Cinq Cents (Boulé), dont la tâche est de préparer les séances de l’assemblée du peuple.

D’Athènes, Sennett passe à Rome, d’abord la Rome d’Hadrien et de la construction du Panthéon, puis la Rome de Constantin et de l’édification de la basilique du Latran – en montrant notamment comment changent les bains publics, tout d’amusements et de lascivité, lorsqu’ils sont fréquentés par les chrétiens – au Paris médiéval et révolutionnaire, au Londres de la fin du XXe siècle, et au New York d’aujourd’hui. Il consacre une longue étude à Venise, « ville aimant », qui, tout en protégeant sa puissance des ennemis politiques ou commerciaux, protège aussi son corps des atteintes de la corruption morale, des « infections » apportées par les marins, de la syphilis – jusqu’à se servir de ses canaux comme de douves, construire des ponts-levis, ériger des hauts murs pour isoler des communautés, et enfin utiliser les anciens quartiers de fonderie, le Ghetto Nuovo, pour, en 1515, y enfermer les « corps impurs » des juifs.

Les grandes découvertes scientifiques des XVIIe et XVIIIe siècles concernant la circulation sanguine (Wiliam Harvey), la fonction des ganglions (Thomas Willis), les tissus nerveux (Albrechtvon Hailer) ou le rôle « respiratoire » de la peau (Ernst Platner) vont bouleverser totalement les conceptions philosophiques ou religieuses du corps, et de ses rapports à l’âme. Cette nouvelle image du corps, avec sa pompe cardiaque qui reçoit des veines le sang et le renvoie dans les artères, avec son épiderme qui lui permet de respirer, lorsque les pores ne sont pas bouchés par la saleté, va introduire dans la modélisation des villes les transformations les plus radicales. Désormais, le tissu urbain doit être propre, les voies publiques débarrassées des fondrières remplies d’urine et d’excréments, les égouts situés sous la chaussée, parcs et jardins doivent servir de poumons, les grandes artères assurer la circulation et favoriser les mouvements fluides des foules… Mais la foule en mouvement, ce peut être dangereux, et des corps serrés les uns contre les autres, qui transpirent, conspirent aussi parfois… On imagine alors la « ville moderne » : lieu de passage où les corps ne feraient que se voir, se croiser, anonymes.