L’Architecture d’aujourd’hui, par Antoine Picon

Peut-on être à la fois théoricien, historien et critique d’art et d’architecture ? En ces temps de spécialisation intellectuelle plus ou moins bien assumée, l’itinéraire de Giulio Carlo Argan a de quoi remplir de nostalgie, surtout si l’on songe qu’Argan exerça également des fonctions politiques en tant que maire de Rome. C’est cette diversité que reflète le recueil d’articles traduits de l’italien que nous livrent les Éditions de la Passion, diversité des genres, de la théorie à la critique, on l’a dit, mais aussi diversité des sujets, du devenir de l’art dans un monde dominé par la technique à ce « troisième sac de Rome » provoqué par une spéculation immobilière effrénée. Constitué de textes remontant pour la plupart aux années cinquante-soixante, l’ouvrage s’ordonne toutefois autour de quelques grandes préoccupations reprises d’article en article, modulées et nuancées d’une manière qui ferait presque songer à de la musique. Le fil conducteur de cette symphonie d’idées et de prises de position « engagées » (le terme s’employait encore à l’époque) nous est fourni par l’essai qui donne son titre au livre : Projet et destin. Quels peuvent être le contenu et la portée de la pratique artistique dans un monde qui a réduit les objets au statut de marchandises dont la valeur d’échange importe avant tout ? De quelle signification peut encore se parer l’œuvre architecturale dans ce monde où l’histoire recule au profit de l’information et de la communication de masse ?
De telles questions n’ont pas perdu toute actualité, on s’en doute. Sans vouloir faire d’Argan un prophète, on ne peut qu’être sensible à son désarroi si proche de certaines de nos inquiétudes contemporaines. Le contexte dans lequel il écrivait Projet et destin était pourtant très différent de celui dans lequel nous nous débattons depuis quelques années. La croissance économique paraissait encore une évidence ; la technique constituait une menace, mais une menace prévisible ; le sens de l’histoire s’émoussait, mais du moins les événements n’avaient-ils pas entamé cette course folle et dérangeante qu’on leur connaît.
La distance qui nous sépare de Projet et destin explique sans doute la difficulté que l’on peut éprouver à suivre entièrement son auteur sur le terrain de l’apologie du plan, du projet, comme dimension rédemptrice de la pratique artistique et de l’œuvre architecturale. Au travers des nouvelles technologies qui concourent de plus en plus souvent à sa production, sous l’effet de la médiatisation qui conditionne son succès ou son échec, le projet n’est-il pas à son tour soumis aux lois du marché, un marché des images et des signes aussi contraignant que celui des produits industrialisés que dénonçait Argan ?
Sans trancher sur ce point, on ne peut qu’être sensible au refus de la facilité dont témoigne l’ensemble des articles réunis à la suite de Projet et destin. Première facilité : se réfugier dans un refus radical de toute modernité au nom des valeurs humanistes d’antan. Savant commentateur des œuvres de Brunelleschi et Michel-Ange, Argan est aussi un fin critique des œuvres plus contemporaines de Sant’Elia, Gropius ou Nervi. Deuxième facilité : entonner sans nuances un hymne au design et à toutes les tentatives de « réconciliation » de l’art, de la technique et du marché. Là encore, la rigueur de l’analyse l’emporte sur les idées reçues. Il est parfois bon de s’entendre redire que le dessin d’une petite cuillère, aussi méritant soit-il, n’a pas tout à fait le même statut qu’une œuvre d’art, au sens traditionnel du terme.
En ces temps de disette de la pensée architecturale, il faut lire ou relire Argan, ne fût-ce que pour se convaincre que l’art et l’architecture constituent encore des sujets intellectuellement stimulants. Il faut donc se procurer Projet et destin, l’annoter, le commenter, le faire lire aux étudiants […]