Le Monde, 21 avril 1995, par Christian Delacampagne

Nombreuses sont les figures qu’a prises l’organisation physique de la cité occidentale. Restait à en écrire l’histoire. Aux États-Unis, c’est fait – et fort bien – par Richard Sennett.

Une cité, dit Aristote, doit être composée de différentes espèces de gens : différents par le sexe, le métier, la condition sociale, l’origine ethnique… Nul ne contestera cette observation de bon sens. Mais comment faire pour que coexistent en paix des types humains aussi divers ? La question n’est pas nouvelle. Depuis l’Athènes de Périclès jusqu’au plan en damier de Manhattan, nombreuses sont les figures qu’a prises l’organisation physique de la cité occidentale. Il restait à écrire l’histoire de ces figures, à remonter dans le passé pour mieux comprendre le présent et la « crise » de » la ville, aujourd’hui. C’est ce que vient de faire le sociologue américain Richard Sennett. Professeur à New York University, Sennett n’est pas un inconnu en France. Plusieurs de ses livres y ont été traduits, entre autres, Les Tyrannies de l’intimité (Seuil, 1979), Les Grenouilles de Transylvanie (Fayard, 1984) et, plus récemment, La Ville à vue d’œil (Plon, 1992, réédition sous le titre La Conscience de l’œil, Les Éditions de la Passion/Verdier, 2000).

Le grand public sait moins, en revanche, les liens d’amitié qui l’ont uni à Michel Foucault, et l’influence que ce dernier a exercée sur son travail. Non seulement les deux chercheurs ont publié ensemble, en 1982, un article sur « Sexualité et solitude », mais, au dire même de Sennett, c’est Foucault qui lui a suggéré, peu de temps avant sa mort, d’entreprendre une histoire des relations entre le corps humain et l’espace urbain à travers les âges. Mûri par dix ans de recherches dans toutes les grandes bibliothèques occidentales, ce livre vient de sortir aux États-Unis (Flesh and Stone, W. W. Norton, 432 p., New York, 1994)

Malgré ses 400 pages bien serrées, La Chair et la Pierre n’a rien d’une thèse universitaire, ni même d’un travail de sociologie au sens classique. S’il est nourri d’une véritable érudition, tant artistique que littéraire, il s’agit avant tout d’un essai – réussi – pour survoler les siècles, décloisonner les disciplines et faire rêver le lecteur. Renonçant sagement à épuiser son sujet, il se limite, si l’on peut dire, à éclairer quelques-uns des lieux où, depuis plus de deux mille ans, se sont inventées des manières nouvelles d’habiter, de circuler, de se rencontrer – ou de s’éviter.

Premier acte : l’Antiquité. À Athènes, tout se joue autour du gymnase, espace de la nudité corporelle, mais également espace de conversation entre les citoyens, dans une démocratie d’où sont exclus, comme on sait, les femmes, les esclaves et les étrangers.

À Rome, le centre politique se déplace vers le forum, mais le canon idéal de la beauté virile demeure le modèle géométrique autour duquel se dessine la cité et s’organisent ses principaux monuments. L’essor du christianisme vient cependant contester de l’intérieur cette civilisation trop attachée à la perfection formelle : le royaume de César devra désormais composer avec celui de Dieu, l’espace profane avec l’espace sacré.

Le deuxième acte nous transporte à Paris et Venise. À Paris, au XIIIe siècle, Jehan de Chelles et les bâtisseurs de Notre-Dame font de ce sanctuaire une métaphore en pierres du corps souffrant du Christ. En même temps, dans les rues tortueuses qui bordent la Seine, émerge une ville nouvelle, saisie par une passion du commerce que stimule la naissance de l’économie de marché – une ville dont les derniers vestiges ont disparu lorsque notre bon vieux quartier des Halles s’est vu transformer en shopping center à l’américaine.

Quant à la Venise de la Renaissance, première grande cité « multiculturelle » de l’Occident moderne, toutes les communautés du pourtour méditerranéen s’y croisent. Certaines d’entre elles, pourtant, sont déjà victimes d’un fantasme de « contamination » : pour éviter d’avoir à se mêler aux juifs, les bons chrétiens confinent ceux-ci dans un ghetto. Les juifs, depuis, en sont sortis. Mais nos villes et nos banlieues ont toujours leurs ghettos : le principe est resté, seule la « nature » des habitants a changé.

Dernier acte, enfin : dans le sillage de la découverte par Harvey de la circulation du sang, l’Europe moderne invente – avant de l’exporter dans le reste du monde – un concept nouveau de la cité, dominé par le souci d’une circulation simple et bien réglée. Les rues se transforment alors en avenues, les urbanistes dessinent de vastes places, Boullée rêve de monuments grandioses et les révolutionnaires de défilés édifiants. Bientôt, le baron Haussmann réorganisera Paris de Paris de telle manière qu’il soit plus facile à l’armée d’y mater les émeutes. Et, peu après, l’automobile finira par absorber à son tour tout l’espace disponible

Ce parcours quelque peu onirique s’achève avec Londres – revisitée dans les pas du romancier Forster – et New York, bien sûr : la ville de toutes les villes, avec sa bonne centaine de communautés immigrées, ses conflits de toutes sortes, sa criminalité – mais aussi ses oasis de convivialité, symbolisée par les terrasses de café de Greenwich Village, où il fait si bon s’asseoir en été.

Cliché idyllique ? oui et non. À juste titre, Richard Sennett évite de tomber dans l’optimisme naïf. Bien que le souci d’harmoniser la ville soit plus présent que jamais à l’esprit de ceux qui ont la charge d’en gérer l’espace, rien n’est joué. Nous avons encore bien du mal à accepter d’être touchés, frôlés, heurtés ou bousculés dans la rue. Entre les corps des citadins comprimés dans le métro aux heures de pointe, il n’y a pas que des contacts heureux…

À ces problèmes, La Chair et la Pierre ne prétend pas apporter de remède miraculeux. Mieux en connaître l’histoire – c’est le seul but que se propose ce livre – devrait pourtant nous aider à y trouver des solutions. Autrement dit, à nous débarrasser de quelques vieux fantasmes – toujours prêts à alimenter notre besoin de fuite ou d’agression, notre hantise de la foule et nos angoisses de « contamination ». Ne serait-ce que pour cette raison, le livre de Sennett est à recommander à nos édiles urbains.