Art press, janvier 2011

Carlo Ginzburg, Le Fil et les Traces

Entretien avec Carlo Ginzburg. Propos recueillis par Laurent Jeanpierre, professeur à l’université de Paris 8 Vincennes-Saint-Denis.

L’historien italien Carlo Ginzburg a bouleversé les manières de faire de l’histoire, mais aussi de l’écrire et de la penser. Nombre de ses livres, comme son analyse célèbre de plusieurs œuvres de Piero della Francesca ou Le Fromage et les Vers. « L’univers d’un meunier du 18e siècle », ont connu un succès bien au-delà des cercles d’historiens. Dans ce dernier ouvrage, Garlo Ginzburg inventait une manière de travailler et de raconter qui ressemblait à une enquête policière. Il parvenait à reconstituer tout un monde en partant de la vie et de la pensée d’un individu ordinaire. Appelée parfois « microhistoire », cette façon de faire était assortie d’une théorie de la connaissance qui proposait un nouveau modèle pour les sciences humaines – le « paradigme indiciaire », inspiré aussi bien de Freud que de Sherlock Holmes. Dans ce cadré de pensée, expliquait Ginzburg, « des traces, même infinitésimales, permettent de saisir une réalité plus profonde, impossible à atteindre autrement. » On réédite aujourd’hui en édition de poche un recueil d’essais (Mythes emblèmes traces.« Morphologie et Histoire », éd. Verdier), qui expose plusieurs facettes de cette hypothèse de travail, avec une postface de l’auteur.

Un autre recueil, Le Fil et les Traces. « Vrai faux fictif » (éd. Verdier), poursuit ses réflexions sur l’histoire dans une direction nouvelle. À travers une série d’études sur Montaigne, Voltaire, Stendhal, Flaubert, Eric Auerbach ou Siegfried Kracauer et des méditations sur les Protocoles des Sages de Sion et le négationnisme, la photographie et le montage, le témoignage et la citation, Carlo Ginzburg trace une voie pour l’histoire à distance du postmodernisme comme du positivisme. D’un côté, il s’agit d’armer les historiens contre l’idée que l’histoire n’est au fond qu’une mise en récit semblable à la fiction. « Affirmer que le récit historique ressemble à un récit inventé est évident, écrit Ginzburg. Il me semble plus intéressant de se demander comment nous percevons comme réels les événements racontés dans un livre d’histoire. » D’un autre côté, le « scepticisme positiviste » qui a pu autoriser certains à nier l’existence des chambres à gaz doit aussi être combattu en instruisant cette fois l’historien des techniques de l’histoire fictive, de l’art littéraire et de l’esthétique, lui permettant d’exploiter au mieux les éléments qu’il aura pu rassembler. Il s’agit alors de comprendre les modes variés de production de la vérité. Il résulte, de ce double exercice critique que la preuve reste l’expérience cruciale de l’historien. Corollaire : l’invention lui est absolument interdite, en quoi il se distinguera toujours du poète.

Il faut donc différencier l’art de l’historien de celui du créateur. Mais cet essai érudit de poétique des savoirs n’en inspirera pas moins aussi les artistes. Il les invitera à revenir sur leur manière de faire des. prélèvements dans la réalité et sur leur mode de composition et de totalisation. Car les livres de Ginzburg témoignent par leur forme même qu’il n’est pas d’œuvres sans un certain « relief » – un motif récurrent dans Le Fil et les Traces –, permettant de donner sens à la juxtaposition ou à l’écheveau des individualités, des cas et des fragments qui font la matière première du chercheur comme de l’artiste. L’entretien qui suit entend témoigner des attendus de ce réarmement réciproque de l’art et de l’histoire.

Alors que vous avez commencé vos recherches comme historien des hérésies et des cultures populaires en Europe, vous vous intéressez depuis longtemps à la littérature moderne – Conan Doyle, Virginia Woolf, Marcel Proust, notamment – et à ses procédés. Pourquoi ?

Je suis né dans un milieu où les romans avaient beaucoup d’importance : mon père avait traduit de grands romans russes, par exemple Anna Karénine ; ma mère était romancière. En lisant les romans, j’ai très tôt compris qu’à travers eux nous élargissons notre imagination morale. Ils nous apprennent des choses sur la réalité par personne (fictionnelle) interposée.

Vous insistez à plusieurs reprises dans votre dernier livrer Le Fil et les Traces, comme dans toute votre œuvre, sur les fonctions cognitives de certains procédés poétiques ou esthétiques. C’est par exemple le cas pour l’estrangement ou la distanciation brechtienne. Les portraits composites de Francis Galton permettent, dites-vous, de dresser des « ressemblances de familles ». Lorsque vous évoquez Stendhal, il est question des écorchés. En quoi toutes ces figures peuvent-elles fournir des protocoles d’écriture ou des méthodes pour l’historien ?

L’idée que certains procédés poétiques ont des implications cognitives a une grande importance dans mon travail d’historien. Vous avez évoqué la distanciation brechtienne (qui avait été théorisée par Chlovski) ; j’ajouterai le montage. Avec les « portraits composites » de Francis Galton, sur lesquels j’ai travaillé un peu, on a le cas inverse : une expérimentation scientifique qu’on peut transformer en un objet esthétique. Ces démarches, ces objets, ouvrent des possibilités qui ne sont jamais illimitées : il faut toujours les soumettre aux contraintes (et aux défis) des documents.

Effacer, condenser, supprimer

Le recours au document caractérise-t-il l’histoire ? Faut-il différencier le document de la preuve ? Tout artefact peut-il faire document ?

Je commencerai par votre dernière question en répondant : oui, tout artefact (mars aussi une empreinte involontaire, par exemple) peut faire document. La preuve est autre chose, elle est construite : c’est plutôt un argument fondé sur des documents. Dans la revue Documents fondée par Bataille et Carl Einstein (il faudrait démêler leur rôle respectif), il y avait plusieurs choses : l’effet de choc lié à certaines images, le déplacement produit par certaines approches. Mais, là aussi, il y avait documents et arguments.

Dans un article de cet ouvrage, vous utilisez la notion de « formes simples », qui désignait, chez l’historien de l’art néerlandais André Jolles, en 1930, des formes qui n’étaient pas alors considérées par la rhétorique, la stylistique et la poétique, comme la légende, le cas, le mythe, le conte, le trait d’esprit, la devinette, etc. On a l’impression que ces « formes simples » ont inspiré votre manière de faire de l’histoire. Pouvez-vous préciser ce que cette notion peut recouvrir et comment s’est développée votre réflexion sur les genres d’écritures ?

C’est surtout l’approche morphologique du livre d’André Jolies qui m’a fasciné : l’idée qu’on peut analyser un phénomène historique (par exemple un texte littéraire quelconque) dans une perspective tout à fait a-historique. C’est toujours l’idée de l’avocat du diable : il s’agissait en somme de jouer contre soi-même. En ce qui concerne les relations entre fiction et histoire, il s’agit d’un thème qui a été d’abord au centre de ma pratique en tant qu’historien et, ensuite, au centre de mes réflexions de méthode. Mais à ce moment-là, comme je l’ai souligné plusieurs fois, le contexte intellectuel et politique (au sens large du mot) avait changé.

Selon vous, l’histoire vraie n’exclut pas l’artifice et vous comparez en passant l’art de l’historien avec celui de Bernard Palissy ou du maniérisme italien. Parallèlement, vous refusez de réduire le travail et l’écriture de l’historien seulement à un art, comme le font en substance Hayden White ou Benedetto Croce. Pouvez-vous préciser quel est le pas de deux que l’historien entretient avec la fiction entendue comme fabrication ?

Il y a « fabrication » dans l’écriture de l’histoire, certes, mais il s’agit d’une fabrication qui est soumise à la recherche de la vérité sans guillemets.

Avez-vous des principes de montages et de totalisation dans votre écriture ? Quand jugez-vous qu’un article est fini ?

En principe, toute écriture historique est provisoire. Lorsque j’écrivais mon premier livre (Les Batailles nocturnes), j’ai ajouté quelques pages à la dernière minute : j’avais découvert un article qui portait sur un document (un procès de la fin du 17siècle contre un vieux loup-garou livonien) qui ouvrait à nouveau un dossier que je croyais à peu près fermé. Des principes concernant l’écriture ? Je crois avoir plutôt des penchants.

Alors comment écrivez-vous vos livres et vos articles ?

Écrire, pour moi (comme pour d’autres), veut dire surtout effacer. Auparavant, lorsque l’ordinateur n’existait pas encore, il fallait aussi copier, en tapant et en retapant le texte à la machine : opération longue et ennuyeuse, et pourtant pas inutile, parce qu’elle impliquait une relecture minutieuse, donc des changements et donc la possibilité d’effacer. Avec l’ordinateur, on fait vite, on colle. Mais ce qui m’a tout de suite fasciné a été la possibilité d’écrire pendant des heures en détruisant des dizaines et des dizaines des pages : à la fin de la journée, on voit sur l’écran quelques lignes, et c’est tout. Ce n’est pas mal ! Effacer veut dire condenser, supprimer ce qui est inutile, ce qui tient du bavardage. Lorsqu’on est entouré par le bruit, il faut parler à voix basse. Mon but n’est pas d’être lu ; c’est plutôt d’être relu.

Dialogue avec Warburg

Vous mentionnez dans votre ouvrage certaines critiques formulées à l’encontre de la microhistoire, notamment celle d’Eric Hobsbawm dont le travail avait pu inspirer partiellement vos premières recherches. Il vous reproche de décrire autrement des situations mais de ne pas les analyser, comme devrait le faire l’historien selon lui. La causalité vous paraît-elle inutile en histoire et si oui, pourquoi ? Que pensez-vous de l’histoire contrefactuelle qui utilise aussi les ressorts de la fiction, mais pour essayer de déterminer des causes ?

Causalité est un bien grand mot. On peut construire des narrations historiques où il y a des acteurs, des relations de pouvoir, parfois des persécuteurs et des victimes. Mais en ce qui concerne la causalité, on tâtonne. En tant que forme de savoir, l’histoire est encore dans son enfance. Comme le soulignait Marc Bloch, les expérimentations sont interdites aux historiens. Pour contourner cette difficulté, il suggérait de recourir systématiquement à l’histoire comparée – qui est beaucoup plus efficace, à mon avis, que l’histoire contrefactuelle. Plus difficile aussi, peut-être.

Diriez-vous que toute science historique se doit de restituer à la fois le réel et le possible ?

Je dirais plutôt que le possible, qui a des limites, évidemment, doit être exploré en tant qu’instrument pour la reconstitution et l’exploration du réel.

Quel est aujourd’hui votre regard sur l’œuvre d’Aby Warburg, sur laquelle vous écriviez déjà il y a plusieurs décennies ?

Depuis longtemps, l’œuvre d’Aby Warburg et sa bibliothèque, bien sûr, sont très importantes pour moi. Je viens d’achever l’introduction d’un recueil de textes qui sera publié en France par les Presses du Réel : Peur révérence terreur : Quatre essais d’iconographie politique. L’inspiration qui lie ces textes se rattache à la notion warburgienne de Pathosformeln, c’est-à-dire de « formules d’émotions ». J’entretiens donc avec Warburg un dialogue à distance qui continue.

Pour certains, comme Siegfried Kracauer, le cinéma a libéré des possibilités pour l’écriture de l’histoire. A-t-il inventé des procédés nouveaux par rapport à la littérature ?

Serguei Eisenstein aurait peut-être douté de cela. Mais il n’a jamais dit non plus que le cinéma n’avait rien inventé. Ce qu’il a fait avec le montage, même s’il avait été inspiré par Dickens (et par Griffith), était autre chose que la littérature.

Quelles sont vos relations avec les cultures populaires contemporaines ?

S’agit-il de culture populaire ou de culture de masse, ce qui serait autre chose ? J’entretiens avec les deux des rapports tout à fait marginaux. Auparavant, c’était différent : le cinéma a joué un grand rôle dans ma vie, jusqu’à un certain âge. À un certain moment, j’ai été déçu. Était-ce la faute du cinéma, était-ce ma faute ? Je ne sais pas. II y a des exceptions, certes – mais elles sont rarissimes.