Le Monde des livres, 29 octobre 2010, par Patrick Boucheron

L’art de placer les guillemets

Carlo Ginzburg avec force répond aux attaques des « sceptiques » contre la scientificité des récits historiques.

Sur le sabbat des sorcières ou les énigmes de Piero della Francesca, Carlo Ginzburg a longtemps écrit des livres d’histoire, sous forme d’enquêtes policières. Il compose désormais ses ouvrages comme des recueils d’intrigues où, à la manière de Borges, l’étourdissement du fantastique vient d’une érudition délicate mais implacable.

Mais que l’on ne s’y trompe pas : Ginzburg y est toujours pleinement historien – l’un des plus célèbres et des plus traduits au monde. Lorsqu’il déchiffrait les procès de sorcellerie par-dessus l’épaule de l’Inquisiteur, l’historien italien cherchait déjà les traces de faits passant au tamis de l’interprétation. Il n’a guère changé de méthode. Voilà pourquoi on entre toujours dans ses essais par une porte étroite : celle d’un texte – rare ou célèbre, peu importe – lu par un tiers. Un tel prologue offre au lecteur le spectacle de l’intelligence créatrice qui est peut-être le sujet même de son dernier recueil, Le Fil et les Traces.

Il s’agit très vite pourtant de franchir le seuil de l’histoire. Car l’historiographie n’est jamais pour Ginzburg une fin en soi : elle sert à marquer l’écart entre l’historien et son objet, à « stériliser ses instruments d’analyse », de manière à ce que nos propres préoccupations ne viennent pas contaminer le texte. Cette mise à distance est aussi une manière d’imposer un rapport de forces. Ainsi, dans son bel article sur Montaigne, où l’auteur de l’essai Des cannibales incarne ces « figures du passé que le temps rapproche au lieu de les éloigner ». Car si nous ressentons inévitablement de l’empathie pour Montaigne dès lors qu’il s’intéresse à l’Autre, l’historien doit doucher nos enthousiasmes en rappelant qu’il s’y intéresse certes, mais pour des raisons qui nous sont devenues radicalement étrangères.

L’histoire, telle que Ginzburg l’écrit, est toujours déroutante. Se jouant des périodes et des frontières académiques, elle mène vers des issues imprévues – obligeant sans cesse l’historien à fouiller les rayons d’une nouvelle bibliothèque, où il peut jouir, momentanément, de cette « euphorie de l’ignorance » que seuls viennent calmer les charmes plus subtils de la science. Parfois, elle débouche sur de bien désagréables surprises : c’est le cas lorsque l’historien italien analyse Le Dialogue aux enfers entre Machiavel et Montesquieu de Maurice Jolly (1864). Il montre d’abord comment cet auteur obscur, désespéré par le régime autoritaire de Napoléon III, pense son découragement politique en donnant la parole à Machiavel – cet autre lui-même, alors paradoxalement plus moderne que le « démocrate » Montesquieu – pour y exprimer la voix de l’ennemi. Puis vient l’effet de surprise : apprenant comment et pourquoi les tristement célèbres Protocoles des sages de Sion ont largement plagié le texte de Jolly et qu’ainsi « une parabole politique raffinée s’est transformée en une falsification grossière », le lecteur comprend mieux sans doute le triptyque qui donne son sous-titre au livre : « Vrai faux fictif ».

Car la force de ce dernier livre est d’offrir une ligne de fuite à une méthode que l’on appela jadis « microhistoire », et que Carlo Ginzburg décrirait plutôt aujourd’hui comme une pensée par cas. Il s’en explique d’ailleurs fort bien dans une passionnante postface à Mythes emblèmes traces, le livre qui le rendit célèbre en mettant en circulation son fameux concept de « paradigme indiciaire », et que Verdier réédite également en poche dans une traduction remaniée. Parce qu’il considère la littérature comme une ressource pour l’histoire et décrit les « défis réciproques » qu’elles se lancent l’une à l’autre, Ginzburg a pu être enrôlé de force dans les rangs des postmodernes, et notamment sur les campus californiens où il enseigna. Sous prétexte d’avoir établi une homologie formelle entre la fiction et l’histoire, ceux qu’il appelle les « sceptiques » refusent de reconnaître aux textes leur caractère référentiel : pour eux, le témoignage ne témoigne que de lui-même.

C’est à répondre à « l’attaque sceptique lancée à la scientificité des récits historiques » que Le Fil et les Traces est consacré. Et d’abord en réarmant épistémologiquement la notion de preuve en histoire. L’affaire est sérieuse : évoquant l’épreuve qu’a constitué pour tous les historiens l’impératif de répondre aux négationnistes, mais aussi son engagement en faveur d’Adriano Sofri, ex-leader d’extrême gauche accusé de meurtre, Ginzburg affirme la nécessité de traquer le réel derrière la représentation qu’on en a. Mais toujours mezza voce.

Car telle est aussi la voix singulière de Ginzburg, difficilement audible dans notre époque assourdissante qui n’entend plus que les véhémences appuyées des prédicateurs : il a la politesse, ou l’imprudence, de prêter à son lecteur une ouïe si fine qu’il saura percevoir l’idée tapie dans le blanc du texte.

« Aujourd’hui, des mots comme vérité ou réalité sont devenus imprononçables pour certains, à moins qu’ils ne soient renfermés entre des guillemets écrits ou mimés » : ce n’est pas en agitant les doigts que l’on conjure le spectre du positivisme (qui prétend faire des textes historiques une fenêtre ouverte sur ce qui fut réellement), mais plutôt en plaçant justement les guillemets. Stendhal croyait pouvoir s’en passer : analysant le style direct libre par lequel le romancier mêle sa propre voix à celle de ses personnages, Carlo Ginzburg y voit un procédé « interdit aux historiens ». Car leur art est tout autre. Il est de manier les mots avec tact, pour prendre soin des morts.