Universalia, 2011, par Denis Thouard

Le Fil et les Traces de Carlo Ginzburg

Publié en France en même temps qu’une édition augmentée de Mythes emblèmes traces (Verdier, 2010), Le Fil et les traces. Vrai faux fictif (trad. M. Rueff, Verdier, 2010) rassemble quinze essais, plus un placé en annexe. La traduction française joint eutilement une bibliographie des écrits de Carlo Ginzburg sur près de cinquante années de production. Elle est d’autant plus bienvenue que, malgré la renommée de ses livres et surtout du plus connu, Le Fromage et les vers. L’univers d’un meunier du 16e siècle (1976), traduit en vingt-quatre langues, le genre dans lequel s’exprime le mieux la forme d’esprit de l’historien italien est l’essai. Dans l’introduction de Nulle île n’est une île. Quatre regards sur la littérature anglaise (2004), il montre comment celui-ci se trouve pris entre la démonstration et la recherche. Son allure « tortueuse, capricieuse et discontinue » semble ainsi exclure « la rigueur de la preuve » mais permet par ailleurs de se faufiler entre les découpages disciplinaires convenus et de distinguer des rapports habituellement ignorés. Cette tension semble préoccuper Carlo Ginzburg qui y revient avec insistance, réfléchissant sur la portée du raisonnement indiciaire, le « point de vue », la rhétorique et la preuve. Jusqu’où l’historien peut-il se laisser attirer par les sirènes de la fiction ? Dans quelle mesure peut-il utiliser les instruments tirés de la composition littéraire pour parvenir à ses fins ? Jusqu’où peut-il mentir pour sauver une « vérité » ? C’est à cette inquiétude, avivée par des formes contemporaines de fictionnalisation de l’histoire, que s’emploie à répondre Carlo Ginzburg, en même temps qu’il revient sur certains de ses travaux antérieurs (« L’Inquisiteur comme anthropologue », « Sorcières et chamans »).

Enquête et narration

L’historien écrit ce qui s’est passé. Mais précisément, dans son effort d’écriture, ne se rapproche-t-il pas trop de l’écrivain ? Ne risque-t-il pas de passer du fait narré à l’invention ? Ce sont les conséquences morales et politiques de ce glissement, encouragé par les attitudes relativistes des années 1980 et 1990, que Ginzburg entend combattre en affrontant derechef la question de la vérité en histoire. Il rouvre ainsi un nouveau débat sur le « pyrrhonisme historique « cette crise du témoignage historique déclenchée par la philosophie sceptique au 17e siècle, moment auquel se réfèrent deux études centrales d’histoire de l’historiographie, et parallèlement une controverse actuelle. Dans la première, « Description et citation », Ginzburg retrace avec acribie un aspect du passage de l’histoire rhétorique, centrée sur la capacité persuasive de rendre présent (ante oculos) par le récit des faits passés, à l’histoire documentaire, qui matérialise par les guillemets citationnels sa position réflexive et interrogative par rapport à son objet. La généalogie de la preuve historique nous fait ainsi remonter du « fait » – evidence en anglais –, à l’évidence descriptive de l’enargeia comprise comme « clarté, vivacité ». La dimension rhétorique perdure dans le passage aux faits, mais cette rhétorique est en elle-même argumentative. C’est la ligne de défense arrêtée par Ginzburg contre la fictionnalisation de l’histoire, il insiste sur la rationalité de la rhétorique, irréductible à une manipulation du langage ; contre les tentations d’un repli sur l’histoire « positiviste « il rappelle que la dimension narrative et même fictive est partie prenante du travail historique. Ce débat, qui trouve ici sa source dans le commentaire d’un texte de Jean Chapelain, De la lecture des vieux romans, écrit en 1647, confronte la vérité factuelle au pouvoir des fictions. L’arrière-plan de ces discussions est formé par une série d’essais historiographiques et méthodologiques où Ginzburg revient sur le phénomène de la micro-histoire « en dénonçant son assimilation (par exemple chez Eric Hobsbawm) à l’historiographie postmoderne (représentée par Hayden White, mais la position est exemplifiée aussi dans les sciences sociales par l’interprétativisme de Clifford Geertz). Ce double front n’est pas toujours facile à tenir. Carlo Ginzburg y parvient en construisant ses intrigues non pas sur le mode d’une narration, avec les effets d’illusion que cela engagerait, mais sur le mode d’une enquête. C’est le processus heuristique lui-même qui se trouve mis en scène et réfléchi au cours de l’écriture. La technique de l’historien fait ainsi constamment l’objet d’une interrogation, de même que la production de l’objectivité historique elle-même. C’est pourquoi ces essais portent nécessairement sur les conquêtes historiographiques, ou réfléchissent sur les techniques littéraires, celle de Montaigne (« Montaigne, les cannibales et les grottes », ou le procédé du « style direct libre » de Stendhal (« L’âpre vérité. Un défi de Stendhal aux historiens »), retrouvé également chez Michelet. La référence au grand historien italien de l’historiographie, Arnaldo Momigliano, qui rappelle constamment l’histoire à ses devoirs, est ainsi complémentaire du dialogue poursuivi avec le critique Erich Auerbach dont le livre Mimesis traite du rapport de la littérature à la réalité (« Tolérance et commerce. Auerbach lit Voltaire »).

En faisant participer son lecteur à l’aventure de la découverte, en éclairant des aspects négligés de l’histoire, Carlo Ginzburg invente une nouvelle historiographie littéraire. Mais cette mise en scène de 1’« opération historiographique » (Michel de Certeau) suppose déjà une certaine forme d’histoire, avec ses techniques et ses méthodes, qu’elle prend pour objet et garant, sans en faire partie – étant à sa façon aussi une « métahistoire » dont le statut signale autant la méfiance à l’égard des positivités que la nostalgie d’un « réel » auquel ancrer nos fictions. L’autoréflexion critique de la démarche « microhistorienne » peut-elle échapper à cette aporie ?

Bibliographie

Universalia 1990 : « Mythes emblèmes traces. Morphologie et histoire », D. Russo.

Universalia 2003 : « À distance. Neuf essais sur le point de vue en histoire », M. Delon.