Le Monde des livres, 9 juin 2006, par Patrick Kéchichian

Genet, opaque et flamboyant

Mort à 75 ans le 15 avril 1986, il y a vingt ans, l’auteur de Notre-Dame des fleurs, reconnu comme un écrivain majeur du XXe siècle, reste un objet de discorde. D’adulation aussi.

Jean Genet n’a pas la calme postérité du grand écrivain glorieux. De son vivant déjà, malgré le succès, il ne s’était pas installé dans ce rôle, l’opprobre plus que l’admiration faisant clairement partie de son jeu. Ennemi déclaré de tout consensus, même en sa faveur, il ne chercha pas à se rendre aimable ou acceptable. Il déjoua par avance toute interprétation qui tentait de figer le sens de son œuvre. Il n’est donc pas anormal que, vingt ans après sa mort, il demeure motif de discorde. Ce qui le réjouirait fort.

Cette attitude de provocation constante qui est au cœur de l’existence et de l’esthétique de Genet ne saurait d’ailleurs interdire le commentaire et l’analyse. Elle doit même l’encourager, car il est plus que jamais nécessaire de comprendre, sans passion excessive, le message contenu dans son œuvre – message dont son biographe, Edmund White (Gallimard, 1993), soulignait lui-même combien il était incertain, ambigu. Cette interdiction serait d’autant plus irrecevable que le pire, ici, est souvent enjeu. Il n’est pas question d’absoudre ou de condamner l’écrivain de manière posthume, mais d’éclairer autant qu’il se peut le sens volontairement brouillé de son œuvre.

« Il s’agit simplement (…) de s’ouvrir à l’extraordinaire opacité, si fascinante, que les actes et les choix de Genet suscitent », écrit Eric Marty. Avec une pugnacité remarquable, sans nier la grandeur de l’œuvre, il invite les lecteurs à ne pas détourner le regard de ce qui, en cette œuvre, fait tache. En décembre 2002, l’étude de Marty parue dans Les Temps modernes sur « Jean Genet à Chatila » (reprise dans Bref séjour à Jérusalem, Gallimard, « L’Infini », 2003) avait fâché et suscité une polémique sur l’antisémitisme de l’écrivain, patent dans son engagement propalestinien.

Éric Marty prolonge aujourd’hui sa réflexion en deux directions. D’une part, afin de savoir comment la « canonisation » par Sartre « se révèle être, à la lettre la production d’un tabou au sens structural du terme ». Cette « transaction » isole Genet, « sujet hétérogène », dont l’antisémitisme « devait être accepté comme un mal nécessaire, mais secondaire ». L’auteur étudie ensuite la nature des prises de position politiques de Genet et le « malentendu » qui en est, non pas la conséquence, mais l’origine. L’écrivain fut non pas la « victime », mais « l’agent actif », conduit par un impératif pervers. Marty fait prévaloir la « logique poétique » contre une vaine « lecture moralisatrice ». […]