La Croix, 5 juin 1990, par Michel Crépu

Le principe d’écoute

Il y a au moins une chose que l’on ne pourra jamais reprocher à Henri Meschonnic, c’est d’avoir depuis longtemps pris les armes pour la poésie sans une seconde de découragement.

Quelle guerre Henri Meschonnic mène-t-il donc avec tant de constance ? Contre qui ? Un seul adversaire : le signe. Le signe, symbole à lui tout seul d’une conception platonicienne du langage ayant perduré jusqu’à Saussure et qui place le signifié en position royale au détriment d’un signifiant voué à une existence « ghetto ».

Cette vue des choses fausse selon lui la perception que l’on se fait de l’expérience poétique à partir d’oppositions factices que ce recueil de textes, tous marqués au coin de la polémique, voudrait voir dissipés. À commencer par ce simplisme (duquel dérivent tous les autres) qui oppose le point de vue de la forme (rime, rhétorique, stylistique) à celui de la « vie ».

Non dénué parfois de simplisme à son tour, Henri Meschonnic parvient pourtant à casser le rouage d’un tel malentendu par des pages extrêmement convaincantes aussi bien sur Maurice Scève que sur l’œuvre de Marina Tsvetaïeva.Il montre bien comment le problème de la rime est indépendant des registres formels où celle-ci a pu s’exprimer mais qu’il faut le saisir en relation à l’expérience du langage ordinaire dont la poésie est le fruit, ou, pour reprendre une expression plus près de l’auteur, son « lieu de passage ».

« Comprendre la rime suppose qu’on cesse d’opposer la poésie au langage ordinaire. » Qu’on n’aille pas voir ici quelque éloge d’une poétique de la « rue » contre les abstractions du langage. C’est même quasi du contraire qu’il s’agit : la « vie », au sens où en parlait Tsvetaïeva, c’est ce qui échappe par nature, passe toujours à travers, ignore les « essences » où l’on voudrait la maintenir : on est très loin ici de l’illusion vitaliste et de sa fantasmatique fascinante. Le grand mérite de Meschonnic est de contribuer ici à un déplacement capital des acceptions courantes : son corpus à lui va des surréalistes à Claudel en passant par Blok ou Hopkins : ils ont tous en commun d’avoir restitué au langage poétique l’espace d’une rythmique irréductible aux idées que nous nous en faisions. De ce point de vue, Claudel est aussi moderne que ceux à qui on l’oppose habituellement. Mais le destin de la parole poétique n’est-il justement pas de défaire la logique des attendus ?