Le Figaro, 19 octobre 1990, par Alain Bosquet

Henri Meschonnic, philosophe et poète

Les philosophes du langage forment un milieu très restreint, de professeurs et d’illuminés qui, de plus en plus, sous l’influence notamment de Jacques Derrida, considèrent leur domaine comme une sorte de Mecque : aux initiés seuls les abords en sont réservés. La science du langage est devenue pour eux un sacerdoce, où l’analyse s’oppose à l’intuition de la pratique. En d’autres termes, la vivisection des mots et leur histoire les empêchent de les employer comme font les simples mortels. Ils s’imposent une grille, un vocabulaire post-heideggerien et, tout compte fait, une dictature d’expressions ésotériques. Le grand public s’y perd, et le public de bonne volonté n’y est pas mieux loti. Il se trouve qu’Henri Meschonnic, qui s’est fait, à cinquante ans, une réputation dans ce coin-là, se veut à la fois philosophe de la poésie et pratiquant de cet art, donc poète. Sa bibliographie comporte, en plus des ouvrages collectifs, plus de dix-huit volumes. Il est donc légitime de parler de lui dans ce journal surtout qu’il publie simultanément un livre ou il tente de s’expliquer, La Rime et la vie, et un recueil de poèmes, Nous le passage.

Le jargon philosophique est souvent épais. L’intérêt particulier de La Rime et la vie consiste en une sorte de compromis entre ce jeu de termes spécialisés et une relation infiniment plus naturelle, qui tient plus de la confession que de la démonstration. Henri Meschonnic se demande ce qu’est la poésie, selon ses critères professionnels : il nous avoue dans quelles affres elle peut le jeter, et combien son ascendant sur lui est puissant. Débarrassé de sa panoplie langagière et de son érudition paralysante, il est capable enfin de nous émouvoir. Ce n’est assurément pas chose facile: il continue de croire que le philosophe en lui admet difficilement l’espèce de grâce qui seule conduit le poète. Il annonce : « Le langage parle du langage », puis il met plus de trois cents pages pour à la fois se libérer de cette définition et pour ne pas perdre pied. Alors se déploie, en une prose superbe et chantante, une manière d’hymne au mystère, au moment où celui-ci va se couvrir de mots. Partir de l’intelligence aux aguets pour aboutir à une déclaration de foi en faveur de l’expression : tel est ce livre.

Pratiquer avec suspicion et froideur le langage est le propre du philosophe. S’il s’abstient de flirter avec le lyrisme, il garde quelque rigueur. La nature d’Henri Meschonnic le pousse à abandonner la mathématique du scalpel pour, quelquefois, se ranger sans ambages du côté de la poésie. L’analyste se veut à ses moments perdus – ou, plutôt, gagnés – un poète.