La Quinzaine littéraire, 1er mai 1999, par Jean-Claude Chevalier

Une parole de vérité

Depuis Cluny I (1968) et Cluny II (1970), colloques de rupture célèbres à l’époque, où Henri Meschonnic saisit pour la première fois un public, l’itinéraire de ce météorite a suivi une route singulière par sa rectitude. À Cluny II, il se présentait en linguiste pour ébaucher une Poétique qu’il désignait alors comme pratique matérialiste de l’écriture. Il disait sa familiarité avec l’immense Hugo et l’Ancien Testament et accablait de critiques sarcastiques les parleurs et glossateurs du domaine. Puis il condensait sa démarche poético-critique en un petit livre-manifeste paru dans les Cahiers du Chemin de Georges Lambrichs : Pour la poétique (Gallimard, 1970). Depuis lors, dans son séminaire de l’Université de Vincennes, dans ses écrits, il a approfondi sa familiarité avec la Poétique en poète, en critique et en traducteur, trois domaines inséparables joints dans l’élaboration d’une même écriture flamboyante. Et ce Poétique du traduire, qui montre la place fondatrice de la Traduction dans sa Poétique, apparaît comme la Somme de trente ans de réflexion et d’une vingtaine de publications.

D’emblée, Henri Meschonnic, c’est d’abord une parole-écriture, une parole de vérité : tranchante, soudure de phrases nominales, de phrases découpées en leur milieu, définitive et qui s’enfle tout à coup quand la vision devient forte, se charge de concepts, d’abstractions, de syntagmes-évocations, touchant au lyrisme de Hugo, du pâtre-promontoire-au-chapeau-de-nuées. Cette écriture, dans sa tension, s’est maintenue telle jusqu’à aujourd’hui, atteignant une sorte de perfection dans cettePoétique du traduire, comme elle se ressourçait dans le texte d’inspiration majeure pour le Meschonnic traducteur : le Livre, la Bible. Avec d’incessantes trouvailles formulaires, comme : « Une grande traduction est une contradiction tenue » en face de : « Cette conception manque de style, et manque le style. » Bien d’autres.

C’est par l’écriture qu’Henri Meschonnic prend son lecteur, une écriture qui est création ou plutôt re-création, car tout grand texte est réécriture. De façon privilégiée quand il s’agit de traduire la Bible : parole du peuple juif, parole des prophètes, parole des traducteurs qui s’étagent innombrables, comme à Babel, parole d’Henri Meschonnic, dernier d’entre eux qui les reprend dans un travail de rythme et de poétique ; chez lui, l’écriture est pleinement discours : « Le discours, organisation subjective et historicité, est ce qui permet de tenir en tension le sens et la valeur, les moyens et la visée, l’écriture et la traduction. »

Travail critique, du même chef, qui se double de polémique (terme qu’endossait Henri Meschonnic dans la jaquette de Pour la poétique I). Censure incessante qui lui a valu une sorte de célébrité, a entraîné aussi une certaine mise à l’écart ; et pourtant dans le système H. M., une hygiène nécessaire : l’écrivain ne définit sa singularité que dans un mouvement collectif. C’est en passant au tamis des traductions célèbres : celles de P. J. Jouve (Shakespeare), E. Triolet (Tchekhov), J. Risset (Dante) que le traducteur crée la situation de son discours dans le monde contemporain, on dirait mieux avec lui sa « contiguïté ». S’il est un modèle invoqué, c’est Benveniste – et, en cela, Meschonnic reste fidèle à sa formation de linguiste – qui, dès 1935, différenciait la « langue » (structures abstraites) et le « discours » (création par un sujet d’ensembles signifiants situés) ; opposition qu’on distinguera du couple « langue » – « parole » de Saussure.

En somme, l’interprétation est le lieu actif d’une synthèse qui refuse la séparation de la forme et du sens marquée dans l’idéologie idéaliste du signe (signifiant-signifié), qui, pour la Bible, englobe une analyse rigoureuse, philologique, de la valeur des termes en hébreu pour construire un sens historicisé, qui garde intact le jeu sur les mots (jusque et y compris le calembour ou la paronomase), qui, par le rythme, cherche l’équivalence du caractère oral du texte biblique (« le rythme fait sens »), l’équivalence des accents du texte (au besoin par des « blancs », comme il l’avait proposé très tôt dans la traduction de Jona). Impossible jeu de distorsions, de « décentrements » qui fait la grandeur du métier de traducteur au XXe siècle et dont le succès est la « continuité ». Qui implique non « une science le la traduction », mais « une poétique du traduire ».

En bref, un ensemble que Meschonnic dit « théorie », c’est-à-dire système d’interprétations d’une pratique (Titre de la Première partie : « La Pratique, c’est la Théorie »). On peut juger sur pièces, accepter ou refuser, crier à l’irrecevable, discuter les notes philologiques et historiques (pour la Bible), les notes philosophiques et historiques (pour Humboldt, par exemple). La pratique est là, massive.

Le Poétique du traduire, disais-je, est une Somme. C’est aussi une histoire de la Traduction qui intervient par allusions ou par paquets, histoire critique, elle aussi, qui fait partie de la théorisation. Cicéron autant que les premiers traducteurs de la Bible, saint Jérôme et les Septante, et puis les traductions multipliées à partir de l’invention de l’imprimerie et des éclats de la réforme : Dolet et Luther, Silvestre de Saci et les versions postridentines et enfin les publications incessantes depuis quelques dizaines d’années. « Le traduire change. On ne peut pas l’empêcher de changer ». L’œil aigu de Meschonnic dissèque les tentatives, dénonce les va-et-vient vicieux entre la traduction par les sens et les pièges de la littéralisation (avec une évidente indulgence pour la pente philologique). Au centre du bûcher, cette grande naïveté de l’idéalisme moderne : la croyance en un sens profond unique et fixé dont les diverses traductions seraient des approximations honteuses. Il n’y a pas de sens unique, seulement « le rythme héraclitéen des mouvements du sujet du langage » ; ou, comme disait un mot d’Apollinaire, plusieurs fois repris, des « prosodies personnelles ».

La Bible est donc le texte de prédilection. Mais, dans une deuxième partie intitulée « La Théorie, c’est la Pratique », Henri Meschonnic pose le comment traduire différents textes, prose ou vers. En traducteur moderne qui est aussi écrivain moderne. Car c’est la littérature moderne qui nous a appris que le texte est mouvement, qui nous a appris ce « bougé », de R. Roussel à l’Oulipo, ce jeu de vases communicants : « C’est ce qui déborde ses propres traductions, sans cesse, qui peut se dire un texte » ; et encore : « En grattant la traduction, ce n’est pas tant le texte, l’original qu’on découvre que ce qui échappe communément au traducteur : sa théorie du texte et du langage. »

La traduction aventure personnelle : ce n’est pas le moins fascinant, que chacun de ces laboratoires de traduction soit un jalon dans l’aventure intellectuelle d’Henri Meschonnic : G. de Humboldt, père de sa pensée, fascinée par l’interprétation créatrice du langage qui opposait l’energeia à l’ergon, Kafka, qui bouleversa sa génération sous le déguisement terrorisant d’A. Vialatte, les sonnets de Shakespeare (face à Hamlet), qui défient le traducteur par le jeu du pentamètre iambique et de la paronomase (fallait-il trouver des « équivalences » dans Jodelle ou Scève ?), l’impossible du traducteur enfin, le parler quotidien de Tchekhov : l’étude est ici un hommage fervent à Antoine Vitez qui avait lu en public les traductions bibliques d’H. M. dans le temps où il traduisait lui-même La Mouette, translation qui construisait la représentation même dans un souci aigu de la littéralité du texte. Occasion pour H. M. d’écraser le travail de falsification de Marguerite Duras qui corrigeait impudemment les dialogues de Tchekhov, trop « logorrhée », à son sens ; symptôme d’une perversion constante aujourd’hui qui aplatit la culture pour n’en faire qu’une guignolade ressemblant platement à nos tristes figures. Claudel enfin, le traducteur « psalmiste », qui s’assimile rythme du corps et rythme du texte, ce qu’il appelle « l’entre-écrire, l’entre-traduire », qui devient enragé de ces textes des Psaumes qui le prennent aux reins : « Il y a quelqu’un qui m’a enfoncé les doigts aussi loin qu’il peut dans la bouche et je vomis. »

Et, pour finir, pour donner le ton et situer l’entreprise, la traduction de Babel, texte capital puisqu’il dit le moment où la pensée humaine, par la malédiction de Iaveh, se fait langage, c’est-à-dire distinction et dispersion, Henri Meschonnic signifie cette naissance par le rythme et les marques des formes (ainsi les « blancs ») :

« 6. Et Adonaï     dit si le peuple est un     et la langue une      pour eux tous et cela     ce qu’ils commencent à faire.
Et maintenant      ne pourra être retranché d’eux     rien de ce qu’ils méditeront      de faire.
7. Alors descendons     et là embabelons     leur langue
Qu’ils     n’entendent     pas     l’un     la     langue     de l’autre
8. Et Adonaï les dispersa     de là     sur la surface de toute la terre. »

Livre exigeant, abrupt et débordant d’intelligence, exceptionnel assurément. On progresse durement, mais, de là-haut, la vue est magnifique. En reprenant Bohumil Hrabal, on dit : un itinéraire pour alpinistes de la pensée.