La Quinzaine littéraire, polémique autour de Célébration de la poésie

La liste du sycophante

La Quinzaine littéraire, janvier 2002, par Jean-Michel Maulpoix

Jean-Michel Maulpoix, excédé par le dernier ouvrage d’Henri Meschonnic, nous envoie ce texte :

Il existait dans l’antique Athènes un personnage nommé le sycophante, accusateur professionnel, « dénonciateur livrant aux passions de la foule les citoyens éminents et surtout ceux dont elle redoutait le plus la raison ou la vertu » (Littré). À travers une fiction de débat juridique, le sycophante excellait à changer « la nature et condition de toutes choses, en conformité du venin dont l’estomac lui crevait  ». Sachant qu’il ne serait jamais Périclès, il accablait Périclès.

Dans Célébration de la poésie, Henri Meschonnic remet en valeur l’art du sycophante, lequel est évidemment retors, puisque l’essentiel de son talent consiste à déguiser en débat (là juridique, ici poétique et critique) une radicale entreprise de démolition.

On ne s’étonnera donc pas que le sycophante commence par affirmer qu’il « serait d’une confusion grossière, et intéressée » de voir dans sa critique de la polémique ou des « règlements de compte ». C’est bien la moindre des précautions oratoires pour qui entreprend de détruire systématiquement, pendant 250 pages, tout ce qui a pu s’écrire à propos de la poésie depuis une vingtaine d’années. « Non, je ne règle pas des comptes » affirme-t-il. Mais alors pourquoi accuser d’autosatisfaction rengorgée Yves Bonnefoy et Jacques Roubaud, désignés comme « deux mammouths naturalisés au Muséum d’histoire naturelle de la poésie contemporaine » ? Est-ce là ce qu’on appelle le langage précis de la pensée ? Pourquoi assimiler Christian Prigent à un apôtre de « la nouvieillerie » ? Est-ce étudier ou se moquer ? Pourquoi réduire André du Bouchet à des « tics », Michel Deguy à des « tours de bonneteau  » et Jacques Dupin à mourir d’« amour de la poésie  » ? Est-ce là réfléchir, expliquer et argumenter ? Pourquoi ravaler Claude Royet-Journaud à l’état dérisoire d’« adorateur » du blanc, et pourquoi faire de Philippe Becq (sic) un « pince sans rire qui ne pince pas grand-chose » ? Sont-ce là des gracieusetés critiques ? Pourquoi écrire avec autant d’élan que chez Olivier Cadiot « le toc joue à feindre le toqué » dans une « oulipiteuse décalcomanie de dérivés qui font du surplace » ? Est-ce ainsi que l’on fait parler l’adversaire ? On l’a compris : le sycophante sait le poids des mots. Aussi bien que l’ironie et la pointe, il excelle à pratiquer l’art de l’insulte déguisée en trouvaille. Il prend soin de choisir le mot qui fait mal, le mot qui fait taire, le mot qui empêche de penser. Il vient réduire l’autre au silence.

Auteur naguère d’un recueil intitulé Combien de noms, Henri Meschonnic a beau dire que « la poésie n’est pas une affaire de liste » mais de « problème poétique  » et de « pensée poétique », il dresse avec une impitoyable application sa liste de noms et de citations (son livre, après tout, n’est que cela : une liste – avec ici et là des fautes ou des approximations manifestant son mépris et son ignorance : Philippe Beck devenu Philippe Becq, Dominique Fourcade changé en Rémy Fourcade…) en éludant aussi bien la pensée que le problème… Prétendant ne s’en prendre qu’à des silhouettes emblématiques, il ne cesse en réalité de donner des noms, voire de les répéter, les marteler de page en page, pour s’assurer de leur discrédit. Curieuse « poétique du rythme » que celle-là !

Loin de débattre à propos des notions et des interprétations proposées par tel ou tel, le sycophante relève comme un pion des formulations présentées comme faiblardes ou ridicules. Il réduit toute proposition critique à l’état de stéréotype. Là où il est passé, inutile de continuer à chercher : le « lyrisme » est à tout jamais un cliché, le contemporain une collection de « vieilles lunes », le signe une illusion, et la philosophie une affreuse « cannibale » dévorant la chair fraîche de la poésie. Ridicule forcé à perpétuité, telle est la sentence prononcée par l’atrabilaire procureur sycophante, une fois dressée à coups de citations tronquées la liste impitoyable des chefs d’accusation.

Au terme de ce livre qui se prétendait joyeux, ne reste plus qu’un grand désert : de ces poètes que nous admirions ne subsistent que des figures laminées. Yves Bonnefoy, Michel Deguy, Jacques Roubaud, Christian Prigent sont des niais, des ignorants, des imposteurs. Voilà ce que le sycophante tenait à nous apprendre. Pas un mot sur leur écriture, sur leur travail de tant d’années. La poésie c’est lui, le sycophante tout seul, debout sur des dépouilles.

 

Comment on efface un travail de pensée

Réponse d’Henri Meschonnic :

La lettre de Jean-Michel Maulpoix sur mon livre Célébration de la poésie (Verdier, 2001) est un chef-d’œuvre d’habileté, et si bien tourné qu’il retourne en dérisoire tout ce qui fait le moteur de ce livre, et, sous l’apparence des indignations de la vertu, c’est une déformation si malhonnête qu’il ne faudrait pas que la bonne foi des lecteurs de la Quinzaine littéraire en soit manipulée.

Il y a de la vilenie et de la diffamation à rabattre à un geste de délateur, dénonciateur lâche, bas et envieux (le « sycophante ») une réflexion de trente ans sur ce que fait le langage et ce que fait un poème. L’escamotage consiste à prétendre que le livre ne fait que « déguiser en débat » une liste haineuse, alors que ce livre est tout entier débat et combat, contre des clichés qui font le poétiquement correct d’aujourd’hui, du moins en France.

Et l’honnêteté minimale consisterait, je ne cesse de le dire, à ne pas faire cette confusion si commode pour la bien-pensance entre la critique, recherche des historicités et des fonctionnements, et la polémique, qui consiste à déformer ou réduire au silence. Donc, je ne ferais que « détruire », alors que depuis trente ans je construis une autre pensée du langage, et une « poétique du rythme ». Dont ce livre n’est pas séparable. Mais tout cela est effacé.

Le « langage précis de la pensée », qui est dans la continuité de mon travail, a disparu. Les raisons des «  pourquoi » ont disparu, et « réfléchir, argumenter  », ce que je ne cesse de faire, a disparu. Mais il est dit qu’il n’y a « pas un mot » sur l’écriture de la poétisation que je critique, alors que justement il y a de nombreux exemples, étudiés dans leurs clichés.

Restent, isolées de leur argumentation, comme des caricatures gratuites, des expressions satiriques qui sont en effet un pied de nez aux pouvoirs, aux chefferies de la vérité poétique officielle depuis trente ans. Crime de lèse-majesté. Et merci de monter en épingle deux fautes qui m’ont échappé, sur Becq au lieu de Beck – et Rémy au lieu de Dominique Fourcade – je les corrigerai si je peux.

Mais si une attitude « empêche de penser », c’est bien celle qui efface tout le problème poétique que je pose dans ce livre, et qui travaille à une critique des diverses définitions de la poésie, donc à une critique de certains poètes et de certains philosophes. L’incompréhension, la tricherie et la bêtise atteignent un sommet quand le titre de mon livre de poèmes Combien de noms (L’improviste, 1999) est mis sur le même plan que la « liste » du sycophante.

N’importe quel lecteur qui a le moindre sens de ce qu’est une pensée libre, et qui voudrait avoir une idée honnête de ce livre, aura compris qu’il lui reste à se faire sa propre opinion. Quant à la « liste du sycophante », je la mets au compte de la tératologie littéraire.

 

Une liste peut en cacher une autre

Commentaire d’Alain Joubert dans La Quinzaine littéraire :

Sous le titre de « La liste du Sycophante » , on pouvait lire, dans un récent numéro de La Quinzaine, Jean-Michel Maulpoix s’en prenant à Célébration de la poésie, un livre d’Henri Meschonnic publié chez Verdier.

Puisque Jean-Michel Maulpoix s’intéresse aux listes, ne serait-ce que pour les contester violemment, je me suis permis d’en dresser une autre, plus inattendue en vérité. Elle devrait, attirer l’attention de nos lecteurs curieux de poésie. La voici.

Guy Cabanel – à qui André Breton a pu écrire : «  Ce langage, le vôtre, est celui pour lequel je garde à jamais le cœur de mon oreille » –, Louis-François Delisse, Anne Marbrun, Jacques Izoard, Laurent Albarracin, Alice Massénat, Michel Valprémy, Christine Delcourt, Jean-Yves Bériou, Hervé Delabarre, Roger Renaud, et quelques autres, avez-vous souvent – j’allais écrire jamais – entendu parler de ces poètes, ou vu tout simplement mentionner leur existence, au détour d’un article non confidentiel portant sur la poésie contemporaine ? Ajoutons encore à ces noms ceux de Petr Kral et de Pierre Peuchmaurd qui, eux, ont parfois eu les honneurs d’une citation, ici ou là, comme par inadvertance…

C’est pourtant grâce à la permanence quasi secrète de leurs publications que se joue, dans la coulisse, la vie même de la poésie en ces jours que certains prétendent de disette. Car il faut bien le clamer haut et fort, la poésie a déserté le poème, et ceux qui passent aujourd’hui pour ses hérauts sont tout sauf des poètes. Des expérimentateurs (peut-être), des trafiquants de mots trafiqués (sans doute), des « écrivains  » qui font court par manque de souffle et imaginent que la forme poétique est faite pour cela (probablement), des « travailleurs  » de tant d’année (hélas !), bref des littérateurs d’un genre spécial, occupant tout l’espace de la poésie aux yeux de ceux qui n’en croient pas les leurs ! On aura reconnu, bien sûr, Yves Bonnefoy, Jacques Roubaud, Christian Prigent, Michel Deguy et Jacques Dupin, comme tous ceux qui les suivent sur les chemins arides, ingrats et malaisés de la non-poésie, ceux-là même que Jean-Michel Maulpoix s’irritait de voir remis à leur place par Henri Meschonnic dont, soit dit en passant, je n’ai pas lu le livre incriminé ; mais qu’importe, je sais parfaitement de quoi il parle.

La poésie, voyez-vous, c’est comme le jazz : il ne suffit pas de souffler dans l’instrument ou de frapper sur les cymbales, encore faut-il que le swing soit présent. Et s’il n’y a pas de jazz sans swing, Il n’y a pas plus de poème sans poésie. It don’t mean a thing, selon Duke Ellington.

C’est pourquoi je voudrais saluer, maintenant le recueil publié par Anne-Marie Beeckman, Le Vestiaire des vagues (Atelier de l’Agneau, 2002).