L’Arche, septembre 1995, par Jacques Éladan

L’ouvrage de Meschonnic se présente d’abord comme un bilan critique de tous les modes de pensée qui ont façonné le paysage intellectuel français, européen, et même américain, depuis les années soixante. Un des grands mérites de Meschonnic est d’avoir eu le courage de déboulonner les maîtres de vérité transformés en gourous, tels Heidegger, Lévi-Strauss, Lacan, Barthes, Foucault, Ricœur, Derrida, etc., dont l’enseignement continu d’être ressassé par les disciples et leurs épigones qui ont remplacé la recherche de la vérité par le culte du maître.

Toutes ces théories pourfendues par Meschonnic ont marginalisé la poésie, rejetée du côté de l’écart et de la folie, et ont mené à des aberrations comme la mort du sujet, la déhistoricisation du poème et du discours, l’auto-contemplation du langage, le binarisme conflictuel et l’esthétisation. Ainsi au nom de cette esthétisation, les thuriféraires de Heidegger et de Céline ne cessent de dissocier l’homme de son œuvre pour excuser l’engagement pro-nazi de Heidegger et déresponsabiliser Céline de ses écrits antisémites haineux qu’on sépare, au nom du génie du style, de ses romans. À toutes ces perversions, Meschonnic oppose sa théorie du sujet, fondée sur l’union indissociable de la poétique, de l’éthique et du politique. Pour Meschonnic, l’éthique n’est ni la science des mœurs, ni la morale abstraite et anti-historique de Lévinas. Elle consiste dans la reconnaissance d’autrui comme sujet historique car ce n’est que de cette manière que le moi devient lui-même sujet-acteur de sa propre histoire. Quant au politique, ce n’est ni la stratégie du pouvoir, ni l’art de dominer les masses par la violence d’État, mais c’est la science du Bien collectif. Ce renouvellement des notions de l’éthique et du politique est le résultat des recherches originales menées par Meschonnic depuis près d’un quart de siècle sur la théorie du rythme. […]

Ce livre iconoclaste et très stimulant contribue à l’assainissement de l’atmosphère intellectuelle trouble dans laquelle nous baignons depuis trois décennies et dont les relents ont infecté même certains penseurs juifs qui ont fini par confondre le mot et l’idée et ont remplacé la pensée par l’étymologie et les jeux verbaux. En ce sens, Politique du rythme est une belle œuvre qui appelle à la vigilance permanente contre ce charlatanisme et le confusionnisme qui obstruent notre horizon théorique.