Le Monde, 23 novembre 2001, par Patrick Kéchichian

L’amour de la poésie comme désert du poème

Périodiquement, le paysage de la poésie française est secoué par de grands ouragans, des remises en question tempétueuses, des crises centrales d’identité… Henri Meschonnic, infatigable théoricien du rythme, traducteur émérite de plusieurs chapitres de la Bible – récemment des Psaumes –, poète lui-même, vient d’entrer en guerre, au nom de l’idée qu’il se fait du poème. L’Ennemi ? il est partout ! Durant les hostilités, la poésie continue. Presque comme si de rien n’était !

Nul n’ignore que la poésie française, loin d’être cet espace pacifié et fleuri qu’imaginent ceux qui ne le fréquentent pas, est un motif perpétuel d’affrontements, de crises, de questions angoissées touchant à sa fonction, son état, son devenir ou son essence. Oui, les querelles sont non seulement fréquentes, mais comme constitutives d’une interrogation paradoxale et infinie qui fait trembler la poésie – pas seulement socialement ou en termes d’audience – tout en la faisant exister. Certes, et fort heureusement, des hommes et des femmes ayant mesuré la vanité et le ridicule de ces combats ont repris les questions à leur compte, les ont intériorisées, loin des terrains fantasmatiques d’une supposée bataille. Ils ont considéré que toute théorie, toute idée ou pensée de la poésie renvoyaient in fine à ce qu’eux-mêmes étaient aptes ou désireux d’en faire, poétiquement, c’est-à-dire vitalement, au cœur de leur propre existence. Et surtout, avec Reverdy, ils ont admis que la poésie n’était pas un sujet de discussion…

Et puis Henri Meschonnic vint. Plus exactement, il est là depuis une trentaine d’années, avec toute sa stature et son impressionnante culture, avec sa triple (unique, dit-il) identité de poète, de théoricien et de traducteur (1). Mais jusqu’à aujourd’hui, les querelles avaient été relativement circonscrites (ainsi, en 1972, à propos de la traduction de Paul Celan par André du Bouchet) aux champs des intérêts de l’essayiste – la linguistique, la poétique et la théorie de la traduction.

Avec Célébration de la poésie (entendez le titre ironiquement), Meschonnic ouvre, en grand, les hostilités, avec une épée dans une main et dans l’autre un bouclier où il a inscrit cet adage emprunté à Mandelstam : « Dans la poésie, c’est toujours la guerre. » Admettons.

D’emblée, l’auteur prévient, presque avec solennité : ce n’est pas de polémique qu’il s’agit – elle qui « ne vise qu’à mettre l’adversaire au silence », – mais, au sens noble du terme, de critique, celle qui «  fait parler l’adversaire. Argumente, discute ». À la lecture du livre d’Henri Meschonnic, on doit constater que cette prévenance était de pure forme. Car juste après cette clause de politesse, il s’agit bien de faire rendre gorge à « l’adversaire » aux si multiples visages, d’ouvrir une « guerre » totale. Or on sait qu’à partir de cet instant, les notions de respect, d’attention courtoise à l’autre, d’accueil, d’incertitude quant à sa propre pensée, sont remisées au magasin des vieilleries.

Mais laissons d’abord à Meschonnic le soin de poser lui-même les termes de sa croisade : « Paradoxalement ; dans la poésie française contemporaine, il y a trop de poésie, pas assez de poèmes. Des poètes n’ont pas compris que les poèmes ont deux ennemis, à la nocivité variable. Le premier est la poésie, le second est la philosophie. »

Développons. La poésie souffre d’elle-même et de ceux, poètes et philosophes, qui lui rendent un culte, à la fois vide de pensée (au sens unique où l’entend l’auteur) et envahi, saturé par la pensée, ou pire, la croyance. Pour ce qui est des seconds, les philosophes, c’est Husserl qui se trouve, dans la modernité, au « point de départ d’un vide majeur (…) dans la phénoménologie contemporaine – le vide d’une pensée du langage. Aggravé chez Heidegger et sa suite. Masqué par le sacre de la poésie ».

Husserl n’était désigné qu’en passant. Le grand responsable de cette dérive vers les eaux troubles et indistinctes du « poétique », de la «  poétisation », l’Adversaire, le Coupable, c’est Heidegger : coupable d’avoir pensé philosophiquement la poésie (celle de Hölderlin, celle de Rilke aussi) à partir des concepts d’« habitation », de « site », de « séjour  » ; coupable de propager, à partir de son admirable lecture de Hölderlin, l’idée que « le dernier pas, mais aussi le plus difficile, de toute interprétation consiste à s’évanouir avec tous ses éclaircissements devant le pur se-tenir-là du poème ». Langage extatique, d’adoration, de « célébration  », inaudible pour Meschonnic, qui décrète du haut de sa science du verbe que « l’adoration n’est pas une position propice à la clarté » – et pourquoi donc ? Inaudible également et par voie de conséquence, toute une tradition, une généalogie du lien et de la réflexion entre poésie et philosophie. Très vite les « complices » principaux sont désignés, coupables eux aussi de faiblesse à l’égard du philosophe allemand : Jean-Claude Pinson, auteur de l’un des essais les plus féconds publiés ces dernières années sur la poésie contemporaine (Habiter en poète, Champ Vallon, 1995), Michel Deguy, qui n’a jamais cessé de penser en poésie, Jacques Derrida, qui met sa parole de philosophe au risque de la littérature et de la poésie…

Il y aurait en tout cela, à la source de cette « heideggerianisation du poétique » (c’est l’obsession quasi viscérale de Meschonnic) un malentendu qui remonte à Mallarmé, ce nom commode qui continue à faire signe au contemporain. Mais Meschonnic est là pour rétablir la vérité. Sa vérité. On aurait fait de l’auteur du Coup de dés le chantre de la nomination alors qu’il a constamment défendu la suggestion. « Et suggérer, explique le professeur, est nécessairement hors de l’opposition du signe en un fond très profond et une forme, la  » lettre « . » Par là, se trouvent récusés, évacués, comme de vulgaires et idéalistes sectateurs du « sommeil de la raison », ces adorateurs du Veau d’or poétique (le « veau dort », souligne subtilement l’auteur…), à peu près toute la poésie actuelle. Nous avons cité Deguy, mais les coups pleuvent, sur les morts et sur les vivants, même si Reverdy et Michaux échappent de peu à la vindicte : Ponge, et sa « malherberie sur-faite », Du Bouchet, Jaccottet, Bonnefoy et Roubaud, les deux faces, spiritualiste et formaliste, d’une même illusion ; Dupin, Maulpoix, qui tente de sauver le lyrisme, Prigent, Velter, Delaveau, Beck (fautivement appelé Becq), Jouet… Au moins, pour une fois, le « binarisme » tellement dénoncé par Meschonnic ne passe pas entre les Anciens et les Modernes, mais entre Meschonnic et tous les autres. Les philosophes ne sont pas non plus épargnés : Jean-Luc Nancy, Derrida déjà cité, et aussi Jacques Rancière et Alain Badiou – à qui l’on reproche en passant leur amitié pour Althusser et leur adhésion au maoïsme ; cela a-t-il à voir avec le propos, ou bien est-ce une simple malveillance… non polémique comme il se doit ?

Ah, certes, on ne peut faire grief à Meschonnic de se montrer hypocritement aimable. Il va son chemin à la hussarde, coupant une tête, se moquant de la manière dont une autre est faite. Mais au nom de quoi, et d’où – comme on disait il y a quelques décennies –, parle-t-il ? Tout au long du livre, les choses demeurent assez floues, négatives. Il s’agit d’opposer le poème à la poésie, le langage à la notion évanouissante de langue, le « moi » et le « je », le sujet à la subjectivation, « le sentiment des choses et les choses elles-mêmes ». Dans les dix dernières pages du livre, Meschonnic livre enfin son « manifeste pour un parti du rythme » : « Est poème, décrète-t-il, tout ce qui, dans le langage, réalise ce récitatif qu’est une subjectivation maximale du discours. » Les adhésions au parti sont ouvertes…

 

(1) Notamment Les Cinq Rouleaux (de la Bible), Gallimard, 1970 et, cette année, Gloires (les Psaumes), DDB ( Le Monde des livres du 18 mai).