Le Monde, 4 juin 1999, par Pierre Lepape

Fidèle, mais à quoi ?

Dans la cent vingt-huitième des Lettres persanes, Rica raconte à Usbek la rencontre entre un géomètre follement épris de méthode et de régularité, et un traducteur. « J’ai une grande nouvelle à vous apprendre, dit le traducteur, je viens de donner mon Horace au public. — Comment !, dit le géomètre, il y a deux mille ans qu’il y est. — Vous ne m’entendez pas, reprit l’autre : c’est une traduction de cet ancien auteur que je viens de mettre à jour ; il y a vingt ans que je m’occupe à faire des traductions. — Quoi ! monsieur, dit le géomètre, il y a vingt ans que vous ne pensez pas ? Vous parlez pour les autres, et ils pensent pour vous ? »

Les traducteurs ne pensent pas, sinon à l’ombre des auteurs qu’ils ont choisi de servir, voilà leur réputation. Eux-mêmes revendiquent, pour la plupart, ce statut subalterne comme une vertu professionnelle. Ils doivent être modestes, ils doivent s’effacer jusqu’à faire oublier que le texte dont ils proposent la version provient d’une autre langue. Leur excellence se confond avec leur transparence. Et la bonne traduction avec le naturel ; entendez : celui de la langue d’arrivée.

Cette conception, admise comme celle du bon sens et de la saine morale artisanale, fait bouillir de rage Henri Meschonnic. Il faut dire quelques mots d’Henri Meschonnic, en sachant qu’on ne devrait pas avoir à le faire : tous les lecteurs devraient le connaître. Depuis une trentaine d’années, ce professeur de Paris-VIII a développé, à travers ses cours, ses essais théoriques, ses poèmes et ses traductions, une pensée et une pratique de la langue et de la littérature dont l’influence est considérable, tant en France qu’à l’étranger, tant sur les meilleurs écrivains que sur la communauté des chercheurs – en lettres, en histoire, en linguistique et en philosophie. Lorsqu’on fera, dans une vingtaine d’années, le bilan intellectuel de la France dans le dernier quart du siècle, il y a tout à parier que Meschonnic y figurera. Cette certitude a quelque chose de rassurant.

Mais Henri Meschonnic, il est vrai, ne fait pas grand chose pour se mettre à la portée du grand public. Il préfère, et de loin, faire monter le public jusqu’à lui. Il veut, dit-il, reprenant Victor Hugo, des « lecteurs pensifs »: « Lecteur pressé s’abstenir. Mais s’abstenir aussi de comprendre quoi que soit au langage, dont même le lecteur pressé est composé tout entier. » Comprendre ce qui nous fait vaut bien un petit effort. Ce n’est donc pas forcément pour décourager les bonnes volontés un peu paresseuses que l’auteur précise dans les premières lignes de sa Poétique du traduire : « Ce livre n’a pu être pensé que comme une partie d’un travail d’ensemble, qui va de Pour la poétique 1 à Critique du rythme, à Politique du rythme, politique du sujet 2 et à De la langue française 3. On se tromperait lourdement sur la poétique, et sur ce que c’est que traduire, si on s’imaginait qu’on pourrait lire un livre sur la traduction, tel que je l’ai écrit, séparément des autres, et sans les connaître. » Nous voilà donc invités à un grand voyage, pas à du cabotage. Nous voilà parés pour l’été.

On se tromperait pourtant à croire que les livres de Meschonnic – et ce dernier en particulier – sont difficiles. Ils essaient de penser notre expérience la plus commune, notre parole dans la multiplicité des langues. Mais ils sont complexes, comme la réalité elle-même, et ils sont écrits : Meschonnic ne se contente pas d’enfiler des énoncés et des démonstrations, des exemples et des conclusions. Sa pensée sur la poétique est elle-même poésie, c’est-à-dire littérature, action sur le langage, expérimentation, stratégie des effets, engagement personnel, histoire : discours.

Pour comprendre ce que fait le langage, la traduction est un terrain d’expérience privilégié. Mais pour bien traduire, il est indispensable de penser le langage, de quoi il est fait, comment il agit. La pratique et la théorie se répondent, se critiquent et s’enrichissent continûment. Le livre est construit sur cet échange et cette tension. Dans une introduction, très dense, Meschonnic pose les principes de son entreprise. Cela prend volontiers la forme de dogmes qui sonnent comme des évidences. Ainsi de la fameuse comparaison du traducteur comme un passeur ; « Passeur est une métaphore complaisante. Ce qui importe n’est pas de faire passer. Mais dans quel état arrive ce qu’on a transporté de l’autre côté. Dans l’autre langue. Charon est aussi un passeur. Mais il passe des morts. Qui ont perdu la mémoire. C’est ce qui arrive à bien des traducteurs. » Dans les chapitres suivants, Meschonnic soumet ses dogmes, ceux des autres théories et les pratiques de ceux qui prétendent n’avoir point besoin de théorie, au feu de la critique. C’est un joli bûcher : « La poétique est le feu de joie qu’on fait avec la langue de bois. »

À chacun sa langue de bois. Meschonnic, qui a déjà consacré un livre au Langage Heidegger 4, ne revient que pour mémoire sur le vague théorique de la phénoménologie du langage – type Michel Serres ou George Steiner – où traduire, interpréter et comprendre sont équivalents. Il n’y a plus langue, que des signes et des interprétants. Où est passée la littérature ? C’est la même question qu’il pose aux linguistes structuralistes, beaucoup plus sévèrement. Il est vrai que ces derniers tiennent le haut du pavé, au prix, affirme Meschonnic d’un long contresens sur Saussure. Avec leurs beaux scalpels, couteaux à lexique, tranchoirs morphologiques et ciseaux syntaxiques, les linguistes peuvent pratiquer avec dextérité l’anatomie d’un texte, mais ils n’atteignent que du mort, du descriptif, du sens, des schémas de fonctionnement, de la langue. La vie leur échappe : ce que fait le texte à la langue, ce qu’il y aurait précisément à traduire. Ce que Meschonnic nomme discours, rythme, poésie, oralité : « L’oralité, comme marque caractéristique d’une écriture, réalisée dans sa plénitude seulement par une écriture, c’est l’enjeu de la poétique du traduire. » Ce n’est pas le parlé, c’est le « primat du rythme dans le mode de signifier ». C’est le mode de présence du sujet, historiquement inscrit, dans le texte. « Il en découle clairement que, dans un texte littéraire, c’est l’oralité qui est à traduire. » L’acte littéraire qui est une énonciation, et non un énoncé. Dès lors, la vieille querelle de la traduction entre ceux qui privilégient la langue d’origine et ceux qui donnent tous leurs soins à la langue d’arrivée n’a plus grand sens. Pas plus que les déplorations sur l’intraduisible. Tout peut être traduit, pourvu qu’on s’en donne la pensée et les moyens littéraires, à commencer par la poésie, où il y a moins de risque à confondre littérature et information. À condition d’en finir avec le mythe de Babel et avec la nostalgie d’une langue unique où les différences seraient enfin effacées. Alors que traduire, c’est traduire le différent. L’autre comme autre. Comme le faisait saint Jérôme lorsqu’il retraduisait la Vulgate en hébraïsant fortement le latin.

C’est pourquoi les bonnes traductions ne meurent pas. Celle des Mille et Une Nuits de Galland, par exemple. Elles vieillissent, comme les textes littéraires eux-mêmes. Pour la bonne raison qu’elles sont des textes littéraires. La traduction d’un poème doit être un poème, chacun en conviendra. Sinon elle n’est rien, ou pis : une désécriture. C’est ainsi, montre Meschonnic preuves à l’appui, que quelques-uns des grands livres du patrimoine universel n’ont jamais été réellement traduits dans notre langue. Nous n’en connaissons qu’un vague squelette, une ombre amputée et déformée, une information sur le contenu. C’est le cas, en France, de la Bible, alors que les Allemands, eux, disposent de Luther, et les Anglais, de la King James Version. Meschonnic explique pourquoi, et comment. La traduction est aussi affaire d’histoire et de politique.

Mais nous n’en sommes plus aujourd’hui à l’époque où une déviation dans la terminologie pouvait envoyer son auteur au bûcher, comme il advint à Étienne Dolet. Si la philologie mène au pire, comme l’écrivait Ionesco dans La Cantatrice chauve, elle n’est plus mortelle. Les traducteurs n’ont plus besoin de disparaître derrière leurs traductions comme de timides violettes. On aimerait qu’ils les revendiquent hardiment, qu’ils en expliquent la pensée – c’est-à-dire celle du langage et de ce qu’est la littérature. Sûrement autre chose qu’un brin de style ajouté à du sens.

On aimerait aussi que les écrivains traduisent davantage, sans que cela soit une garantie. La liste des belles réussites – de l’Iliade de Pope aux negro-spirituals de Marguerite Yourcenar en passant bien sûr par Baudelaire réinventant Edgar Poe – s’équilibre par autant de magnifiques ratages et de brillants contresens, tels les Kafka de Vialatte. Il y a toujours le risque que l’écrivain-traducteur mange le traduit, qu’il lui impose son souffle et son rythme et le parasite. Mais, à tout prendre, le dommage est moindre d’être trahi par trop de présence que par excès d’absence.

On peut concevoir un traducteur aveugle, pas un traducteur sourd.

1. Six volumes publiés chez Gallimard entre 1970 et 1978.

2. L’un et l’autre chez Verdier, 1982 et 1995.

3. Hachette, 1997.

4. Presses Universitaires de France, 1990.