Le Magazine littéraire, février 2013, par Olivier Cariguel

Ce que traduit l’histoire de la traduction

Maurice Blanchot élevait les traducteurs au rang de « maîtres cachés de notre culture ». Toujours placés en retrait, sous le nom des œuvres qu’ils font connaître, les traducteurs sont de grands oubliés parmi les artisans du livre.

Le troisième volume (sur un total de quatre) de l’Histoire des traductions en langue française couvre le 19e siècle, de 1815 à 1914 – il est le premier à paraître. C’est un projet ambitieux dirigé à l’université Paris-Sorbonne par deux professeurs de littérature comparée, Yves Chevrel et Jean-Yves Masson (collaborateur du Magazine littéraire), qui ont mobilisé une soixantaine de spécialistes. Il s’inscrit dans un courant de recherche contemporain visant à réhabiliter dans la vie intellectuelle les intermédiaires. « Il n’est plus envisageable d’écrire l’histoire de la pensée ou de la littérature sans tenir compte du rôle joué par les traducteurs », écrivent les trois maîtres d’œuvre de ce volume-ci, Yves Chevrel, Lieven D’hulst et Christine Lombez, qui, loin d’être une encyclopédie ou un répertoire des traducteurs, décrit ce qu’a été la traduction à différentes périodes et son apport au développement des connaissances.

Cette histoire novatrice des traductions englobe tous les domaines de la vie de l’esprit, incluant les sciences, la philosophie, la religion, le droit et l’histoire. Synonyme d’ouverture au monde, d’une certaine perméabilité aux sensibilités d’ailleurs, la traduction permet de mesurer comment se situaient les Français par rapport à l’étranger. Langue universelle de l’Europe, le français régnait au 19e siècle tout en entamant son déclin. Les traductions françaises de Walter Scott ou de lord Byron ont été à leur tour traduites en d’autres langues, et l’Europe du Sud a découvert Shakespeare par le biais des traductions françaises. Le statut du traducteur s’apparente à celui d’un auteur second, d’un « réécrivain », à la fois lecteur et auteur. Chateaubriand, Nerval, Vigny, Baudelaire, Mallarmé, Nodier, Leconte de Lisle ont donné des traductions renommées, et les poètes, grands ou petits, furent souvent des pionniers : Nerval, sans comprendre finement la langue allemande, devinait mieux le sens d’une poésie écrite en allemand que ceux qui avaient fait de cet idiome un sujet d’étude. Mine d’informations, cet imposant volume doté d’un index de près de deux mille traducteurs, dépeint une autre histoire des idées, au cœur de l’écriture et de sa diffusion planétaire.