Le Monde, 10 septembre 1993, par Patrick Kéchinian

Le mal et la lumière

Voici un livre précieux et nécessaire. Un livre qui, sans répéter ceux qui l’ont précédé, vient se ranger, à sa place, dans la grande bibliothèque du souvenir. Un livre pour opposer à nouveau l’impuissance apparente de la parole et l’obstination de la mémoire au désastre central du siècle : la Shoah.

Sur ce désastre, que reste-t-il à dire ? Quelle parole manque encore ? L’œuvre et le devoir de mémoire sont interminables ; on ne doit ni ne peut leur assigner de fin. Inlassablement reprise, modulée selon les diverses catégories du mal dont elle porte témoignage, maintenue comme une fragile lumière sur un autel invisible, cette œuvre tente de dire ce reste.

Impuissante, cette parole ? Rien n’est moins sûr.

Car il est une autre impuissance : celle des bourreaux. Promis à la mort et aux cendres, les habitants des ghettos et les prisonniers des camps n’avaient pour ultime moyen de résistance que l’arme spirituelle – celle qui unit solidairement, inséparablement, l’identité, la foi et la mémoire. On s’est souvent étonné, à mots couverts, avec autant d’inconscience et de frivolité que d’audace, de l’absence de combativité des juifs déportés. Les quelques témoignages rassemblés dans ce livre prouve l’inanité de ce jugement. Ils montrent, d’une manière bouleversante, une résistance d’autant plus forte, absolue, et finalement victorieuse, qu’elle s’exprime sur un plan auquel les bourreaux n’ont pas accès. Et de cette interdiction de cette impuissance, ils enragent. Célébrer le shabbat, circoncire un enfant, réciter une prière, chanter un poème liturgique, respecter tel commandement, étudier et commenter « des pages du Talmud ayant servi aux non-juifs polonais à emballer les têtes de poissons qu’ils avaient jetées aux ordures… » Autant d’actes de résistance et d’héroïsme commis au sein de la plus grande affliction ; héroïsme de ceux qui, réduits à la misère, affirment et affichent, à la face même des tortionnaires, leur identité, leur foi et leur mémoire. Face à cette affirmation, à cette parole, le tortionnaire est contraint au silence, il est vaincu.

C’est ce renversement inouï que ce livre donne à comprendre. Et c’est en cela qu’il est précieux. Face à l’inhumanité, la parole est souveraine. Il faut donc parler, encore et toujours appeler à la vigilance.