Libération, 3 novembre 1988, par Daniel Fabre

Argia, la danseuse bariolée

En Sardaigne, c’est l’araignée qui mène la transe. Voyage ethnologique de Clara Gallini dans l’île, à la recherche des différences avec les autres « tarentismes » méditerranéens.

En 1945, Michele D. a cinquante et un ans, il est berger à Nurri, au pied de la Barbagia, dans le sud de la Sardaigne. La veille du 15 août, alors qu’il conduit ses bêtes au pâturage, il ressent à la cuisse une vive douleur. Il se défait, urine sur sa piqûre et croit voir s’enfuir une petite araignée. La douleur qui ensuite envahit tout son corps est telle que s’impose à lui la funeste certitude : « J’ai été piqué par l’argia. » On le retrouvera le matin suivant, exténué, comme mort. On l’emporte, on le conduit chez le médecin qui avoue son incompétence et confirme le diagnostic spontané du berger : « Il a dit que pour me guérir, il fallait faire la fête à la maison. »

De tels récits, Clara Gallini en a entendu des dizaines lorsque, en 1960, elle entreprit la grande enquête ethnologique qui devait aboutir à ce livre. Ernesto de Martino avait, l’année précédente, achevé sa recherche sur le tarentisme des Pouilles, dans le Sud italien. Or quelques notations d’érudits et de voyageurs faisaient de la Sardaigne un autre continent, plus singulier et plus divers, du tarentisme méditerranéen.

À première vue pourtant, les deux phénomènes sont très proches : une araignée, une fourmi ou, plus rarement, une autre bête venimeuse – tarentula des Pouilles ou argia de Sardaigne – est censée avoir piqué le malade et, par son venin, s’être immiscée dans son corps. Comment écarter cet intrus ? En accompagnant le possédé, en lui proposant des musiques dont l’une, peu à peu, ordonnera sa transe, en lui présentant des objets, des couleurs qui l’apaisent et, ce faisant, maîtrisent la petite bête qui, le plus souvent, s’enfuit au bout de trois jours. Mais en Sardaigne, la musique et la danse ne se limitent plus aux seuls rythmes de la tarentelle, la piqûre guérie n’est pas chaque année réactivée comme un « remords », l’argia habite bien plus souvent les hommes que les femmes et l’éventail des rites est plus ouvert, plus « bariolé » puisque tel est le sens littéral du mot argia.

Dans l’île, deux traitements distincts s’imposent à l’attention. Vers le centre de la côte ouest dans l’Oristanese, c’est le malade possédé qui vit l’exploration curative. L’argia est toujours une étrangère qu’il faut localiser : on habille le malade avec divers costumes villageois, on lui fait entendre des airs typiques. Mais l’argia a surtout un état civil – elle est fille ou femme, mariée – enceinte, veuve ou vieille – et, là encore les vêtements propres à chaque état sont essayés l’un après l’autre jusqu’à l’acquiescement du possédé qui, alors, dansant et travesti, incarne son argia. Mais seuls les mots peuvent dire complètement l’identité personnelle, aussi va-t-on interroger l’argia en une langue, rythmée et rimée, elle répondra de même et certains de ces dialogues improvisés atteignent une haute intensité poétique ; ils sont un des charmes de ce livre.

Dans le reste de la Sardaigne, tout s’inverse : le malade est immobile et le village propose à ses oreilles et à son regard des identités changeantes. Jeunes filles ou épouses, veuves ou enfants dansent en groupes stables et chantent des berceuses, des poèmes amoureux ou des lamentations funèbres, présentent des habits et des foulards de diverses couleurs, proposent des cures symboliques particulières : enfournement, mise en terre, ensevelissement dans le fumier… Cependant, au-delà de cette opposition majeure – entre malade actif ou passif –, l’île tout entière offre un camaïeu de nuances qu’une douzaine de cartes mettent en espace.

Chemin faisant, Clara Gallini ponctue sa description minutieuse d’une réflexion qui court en arabesques dans ses marges.[…]

Retenons, comme ultime tension qui traverse ce livre, la question difficile et centrale, du comparatisme en ethnologie. Pour Ernesto de Martino, la relation entre des cultures historiques de la transe – celle des bacchanales grecques, du zar éthiopien, des russalke bulgares, du stambali tunisien – va de soi et la présence de ces rites dans le Sud italien en dit long sur ce pays et son « christianisme ». Clara Gallini hésite aujourd’hui à poser cette continuité méditerranéenne. Elle souligne au contraire la portée d’études qui, comme celle de De Martino et la sienne, ont pour vertu de reconstruire le thème, de l’affiner jusqu’au modèle, retrouvant le principe, si mal compris, que Lévi-Strauss rappelait naguère : « Ce n’est pas la comparaison qui fonde la généralisation mais bien l’inverse. » C’est en cela que ce voyage au cœur de la culture sarde, à la recherche des araignées de toutes les couleurs qui envahissent les hommes et parlent dans la langue des poèmes, est aussi un grand livre d’ethnologie et d’histoire culturelle.