La Quinzaine littéraire, 16 mai 2004, par Lucette Finas

La montre du temps

Entretien avec Tiphaine Samoyault

Lucette Finas : Permettez-moi une question un peu traditionnelle. Percevez-vous un lien entre votre dernier roman : Les Indulgences et le présent essai : La Montre cassée ? Pour ma part, je remarque de l’un à l’autre un souci croissant de composition. Dans le roman, la narration, les descriptions opéraient des mises en regard. Certains objets, personnages ou situations se proposaient en symétrie. Aux pendants, et sous la caution de l’étymologie, succède la pendule, plus précisément cette forme réduite de pendule qu’est la montre, qui montre l’heure. Déjà, le temps et la mort travaillaient le roman. Dans l’essai, à la mort d’un personnage se substitue la cassure d’un objet, celui-là même qui rythme notre marche à la mort.

Tiphaine Samoyault : Il me paraît aujourd’hui que si la fiction est apte à exprimer une pensée que ni l’écriture argumentative ni l’ordre du savoir ne peuvent développer, l’essai permet de prolonger certaines positions, secrets ou découvertes que la fiction a révélés. Cela concerne peut-être moins la composition, comme vous le soulignez, que certaines questions ou thèmes récurrents dans mon travail. Mais vous avez raison : la construction d’un essai me semble aussi importante que celle d’un roman. Dans l’essai, elle procède d’un raisonnement par rapport à une question tandis qu’avec le roman, c’est l’écriture qui la fait naître.

En revanche, le lien est fort entre les deux textes que vous citez car le second, La Montre cassée, a vraiment été écrit comme « supplément » au premier. Ayant écrit Les Indulgences avec l’idée que c’était peut-être le roman qui, aujourd’hui, pouvait prendre en charge un discours de et sur la mort, alors même que les autres discours, de la philosophie, de la religion, ne parvenaient plus à le faire, j’ai poursuivi cette réflexion, en la généralisant au sentiment que nous avons du temps. La narratrice de mon dernier roman en est réduite à accomplir un apprentissage personnel, dans un temps où la pensée de la mort n’est plus balisée par aucun discours collectif, où elle ne peut plus être que singulière, accessoirisée, impraticable au sens où on ne peut la prolonger en pratique. Le roman, comme toute littérature, met alors en jeu une pensée du singulier.

Dans La Montre cassée, j’explique aussi que ce qui peut nous permettre de parler du temps, c’est de nous reposer sur les expériences particulières du temps. C’est la raison pour laquelle je me suis reposée sur la fiction, et dans une moindre mesure sur les images, pour faire un point, forcément partiel, forcément temporaire dirais-je même, sur la question de la temporalité. J’éprouvais depuis longtemps qu’il était difficile de parler de ce qui était pourtant la raison implicite de tous mes livres (de La Cour des Adieux aux Indulgences), la conscience intime du temps et de ses dérèglements. La scène récurrente de la montre cassée m’offrait une possibilité d’écrire en séjournant dans les récits des autres, en parcourant en spectatrice l’effort des personnages de fiction pour retarder le moment de leur disparition, ou bien en participant avec eux à une perte qui les laissait inconsolés.

Car vous dites qu’à la mort d’un personnage se substitue la cassure de l’objet : c’est vrai, mais en même temps, la cassure de l’objet représente aussi la mort du personnage. Le motif a ceci de fort qu’il est image de plusieurs choses, ensemble ou alternativement : le cœur, le corps, la vie, la machine, le temps, en tant que chacune de ces notions sont inscrites dans une temporalité. Cette variété de significations a été une des surprises de mon enquête, avec, bien sûr, la récurrence de la scène.

L. F. : Le paradoxe le plus troublant de votre analyse, on dirait que, de la cassure de l’instrument chargé d’assurer le service du temps, une connaissance inédite et salutaire jaillisse, comme la source du rocher. Cette cassure se mue en ouverture, d’où ruissellent, à travers quatre quarts d’heure, dont le dernier est évidemment le pire, soixante variations sur ce que j’appellerai, non sans abus, le thème du temps

T. S. : Soixante variations, oui, que j’ai proposées pour rendre compte de la variété et de la quantité que j’évoquais à l’instant et qui a été la première révélation dans l’écriture de ce livre. Au départ, j’étais partie de trois scènes que j’avais rapprochées, du Jardin des Plantes de Claude Simon, de La Nuit d’Antonioni quand Monica Vitti marche sur une montre abandonnée à terre dans la rue et, en troisième lieu, dans le Bruit et la Jureur où le motif est amplement développé. Me prenant au jeu, J’en cherchais d’autres et j’ai découvert que cette scène de la montre cassée apparaissait dans des centaines de romans et de films, parfois incidemment, parfois beaucoup plus longuement et qu’il s’en dégageait une évidence, inaperçue parce que peut-être trop évidente : j’avais ainsi découvert ma « lettre volée ». La cassure du temps dite par l’objet qui l’indique est intéressante parce qu’elle apparaît vite comme le poids de la conscience, de l’existence, du corps, bref du sujet, sur le cours inlassable et apparemment immaîtrisable du temps. Si cette scène intéresse tant la fiction et l’art, il me semble que c’est parce qu’elle exprime un de leurs pouvoirs, qui est de suspendre, d’interrompre ou d’étirer à loisir la marche des heures. Déjà au siècle, le XVIIe, où les horloges se généralisent, les poètes baroques disent avec effroi la blessure faite par les aiguilles acérées et le gosier de métal des pendules. Ils ont besoin de maintenir l’objet à distance, d’en exposer l’altérité et l’étrangeté. Progressivement, dans la mesure où l’objet se rapproche du corps (avec la montre à gousset, puis la montre-bracelet qui fut créée par Cartier pour l’aviateur Santos-Dumont au début du XXe siècle), l’objet gagne en familiarité et ses résonances symboliques se diversifient, épousant les variations historiques du rapport de l’homme au temps. À l’époque contemporaine et après un siècle qui a mis à mal toutes les coordonnées de la temporalité, la mise en fiction ou en image de la montre cassée devient l’expression d’une impossibilité de superposer et d’identifier le temps compté, le temps de l’histoire et le temps du sujet.

L. F. : Le kairos, le moment par excellence, « l’instant parfait échappant à toute chronologie selon la Physique d’Aristote » ainsi que vous le rappelez, occupe virtuellement la quarante-troisième minute dans le cadran que dessine votre livre. En fait, j’entends le fait de la fiction, il soutient, de toute l’impossible perfection qui le fonde, le croisement que vous opérez de la philosophie et de l’esthétique. N’est-il pas à la cassure de la montre, dans son cœur invisible, source de propositions renouvelées et de visions innombrables ? Pourriez-vous citer des unes et des autres, étant bien entendu que ce sont les récits qu’en l’occurrence j’appelle visions ?

T. S. : Puisque vous me demandez des exemples de ce que moi j’appelle le pouvoir de pensée, ou la pensée tout court, des fictions, des histoires, j’en citerai d’abord un en liaison avec ce que je disais précédemment concernant le poids de l’histoire sur le motif. Chez Kenzaburo Oê, comme chez Claude Simon d’ailleurs, la montre se casse en temps de guerre, au moment. où la chronologie et le sentiment du temps extérieur sont modifiés. Un groupe d’enfants délaissés, écartés des ordres familial et social, en sont réduits à jouer avec une horloge cassée, image de leur abandon, de l’exclusion dont ils sont l’objet et qui leur fait regagner un temps mythique et irrécupérable. Dans le roman japonais de la deuxième moitié du XXe siècle, on trouve par ailleurs de nombreux exemples du motif en liaison avec l’explosion des deux bombes atomiques. Il expose à la fois un fait bien réel (celui de l’arrêt de tous les instruments indiquant le temps à l’heure de l’explosion) et, plus symboliquement, une césure de l’histoire.

Si la fiction permet selon moi d’articuler la philosophie et l’esthétique, c’est effectivement grâce à ce que vous appelez « visions  ». Je peux reprendre ce terme à mon compte, même si j’utilise davantage celui d’« image ». La force de l’image tient pour moi en ceci qu’elle est la liaison exacte d’une représentation et d’une pensée – et en ce sens, il est aussi difficile pour le cinéma de créer des images que pour la poésie ou le roman. Elle donne à voir dans le même temps l’objet et l’idée, le concret et l’abstrait. Elle est en ce sens doublement révélation, en ce qu’elle est belle ou surprenante (et l’on rencontre l’esthétique) et en ce qu’elle ouvre à certaines formes de compréhension du monde (et l’on retrouve la philosophie). Chez Faulkner comme chez Proust, chez Kafka comme chez Lewis Carroll, les récits de montres cassées ou d’horloges arrêtées ont ce double pouvoir.

L. F. : Figure sur figure (car votre texte féconde le dispositif), on peut inscrire dans votre cadran un triangle, disons-le équilatéral et mythique, dont les trois côtés seraient le temps, le corps et la machine. Ou un autre, semblable, dont les côtés figureraient « ces trois temporalités contradictoires que sont le temps chronologique de la vie, la conscience intime du temps et le temps historique du monde ». Vous énoncez que le dérèglement de la montre « est à l’exacte disjonction de ces trois temps, il en est à proprement parler la fiction ». Pouvez-vous préciser cette affirmation essentielle relative à la fiction ?

T. S. : La fiction réaménage l’existence et le monde mais elle contribue ainsi à en exhiber les raisons et le sens (même si ce sens apparaît aussi comme un non-sens). Avec la scène de la montre cassée, elle expose plutôt le second triangle que le premier qui, lui, est consubstantiel à l’objet-montre et explique sa richesse symbolique. Le motif dit alors trois choses : que les trois temporalités contradictoires que vous rappelez ne sont pas superposables et que la tragédie comme la félicité en signalent la disjonction ; que les histoires, individuelles et collectives, ont une influence sur la perception de ces écarts ; que l’art enfin, qui a le pouvoir d’articuler autrement ces trois temporalités, expose par cette scène une différence essentielle de son univers avec celui qu’elle représente. En outre, et c’est peut-être le plus intéressant, elle ne parvient pas toujours à faire fonctionner sa temporalité propre de façon autonome. La montre se casse aussi lorsque le temps de l’histoire ou du cours des choses fait irruption dans le cours de la fiction et dérègle son dispositif.

Lorsque Quentin se bat littéralement avec sa montre le jour de son suicide dans Le Bruit et la fureur, ou que le pharmacien malade de L’Horloge sans aiguilles de Carson McCullers a l’impression que sa montre ne marche plus lorsqu’il apprend qu’il est atteint d’un cancer, ils tentent désespérément de faire coïncider la fin de leur temps avec la fin du temps. Quand dans Le Criminel, le personnage de criminel nazi joué par Orson Welles est tué par la lance d’un ange du jugement tournant autour de l’horloge astronomique, il est condamné par le temps qu’il a lui-même contribué à détruire. Les histoires racontent ainsi quantité de révoltes, du temps ou contre le temps, qui indiquent leur pouvoir d’expression. Mais elles disent aussi une impuissance à régler le rapport entre le temps chronologique de la vie, la conscience intime du temps et le temps historique du monde.

L. F. : La montre cassée a déjà en soi une charge émotionnelle et poétique, au sens fort que le grec confère à ce dernier adjectif Il suffit, pour s’en convaincre, de passer en revue les nombreuses créations littéraires qui s’en inspirent et que vous analysez. Il s’y ajoute, ce me semble, l’ensorcellement de l’échec, le temps mort de la montre du sujet étant l’indice du temps de sa mort. Mais cette cassure qui peu à peu, sous votre plume, devient sorcière par son pouvoir insoupçonné, n’est-elle pas l’enchantement de la fiction et du conte ? Une fiction apte à se multiplier sans fin ?

T. S. : J’ai intitulé la dernière section « le mauvais quart d’heure » pour rassembler les exemples où, en effet, le temps mort indiqué par la montre cassée correspond au temps de la mort d’un personnage. L’objet est alors tellement lié au sujet qu’il en adopte les propriétés, ce qui indique aussi l’inverse, que le sujet devient objet. Le mort ne survit pas dans l’objet mais l’objet montre sa mort, l’inscrit dans la vie au moment où lui la quitte.