Le Figaro, 12 août 2004, par Sebastien Lapaque

Au fil des aiguilles

« Qu’est-ce donc que le temps ? » se demande saint Augustin. Quelle est cette énigme ? « Si nemo a me querat scio ; si quaerenti explicare velim, nescio », « Si personne ne me le demande, je le sais bien ; mais si on me le demande et que j’entreprenne de l’expliquer, je trouve que je l’ignore ». Comment appréhender l’enchaînement de ses extases ? Quand le présent devient-il passé et le futur présent ? Depuis quinze siècles le livre XI des Confessions continue de nous poser ces questions sans qu’aucune réponse ne s’impose. Comme si le propre du temps des horloges et des astres était d’échapper sans cesse au sujet connaissant, de toujours glisser dans le goulot du sablier.

Dans un livre qui fait suite à trois romans et à trois essais de critique littéraire, Tiphaine Samoyault n’oublie pas l’interrogation d’Augustin mais la dépasse, échappant aux vertiges d’une interrogation phénoménologique qui émerveillait Husserl. Ayant posé que « la nécessité de s’écarter du temps pour le penser coïncide exactement avec l’impossibilité de le faire », elle est libre d’interroger un temps qui laisse mesurer et questionner, le temps de l’horloge arrêtée, déréglée. Celui de la montre cassée. Les moins trompeurs des instruments, constate Pascal Quignard, après Lewis Caroll. « Une horloge, qui ne marche plus du tout, donne l’heure exacte deux fois par jour. Ainsi la vérité. » Un lieu commun qu’il faut repenser pour échapper à son maléfice. Tiphaine Samoyault s’y emploie en s’appuyant sur une bibliothèque illimitée, un commerce des textes et des œuvres cinématographiques qui, parfois, nous étonne et souvent nous éblouit.

Quatre quarts d’heure de quinze minutes pour essayer de comprendre ce que montre la montre. Soixante séquences, avec des stations chez Marcel Proust, Orson Welles, Guillaume Apollinaire, Ingmar Bergman, Edgar Allan Poe, Paul Celan, pour esquisser une ontologie du temps qui passe.

Écartées les questions de l’essence et de l’origine du temps qui angoissaient les Anciens, Tiphaine Samoyault interroge la dépression qui affecte les Modernes, leur nausée, en scrutant la conscience qu’ils se font du temps et les instruments qu’ils s’accordent pour le mesurer. Elle dresse un complet inventaire des écrivains, des cinéastes et des artistes contemporains fascinés par la montre cassée après avoir fait de celle-ci (en état de marche) l’incarnation du rêve d’une maîtrise absolue du monde et de la vie.

Ces montres arrêtées ne sont pas simplement fascinantes. Comme les écrivains évoqués par Tiphaine Samoyault, elles marquent « une heure qui compte et à laquelle nous savons nous référer ». Le temps qu’elles indiquent a des choses à nous dire. « Drôle que ma montre se soit arrêtée à quatre heures et demi », s’étonne Léopold Bloom chez Joyce. Pour lui, ce temps suspendu est celui du kaïros, le moment pile qui échappe à tous les temps. En arrachant l’individu au temps segmenté de l’horloge, il le libère des contingences et le ramène au temps métaphysique. C’est le temps de la coïncidence des opposés chère à Nicolas de Cuse, quand les choses contraires finissent par être reliées : le rire et les larmes, le sommeil et la veille, le souvenir et l’oubli, midi et minuit.

« Qu’est-ce que mourir ? », demandait-on récemment aux candidats à l’épreuve de philosophie du concours d’entrée d’une grande école. Dans son XVIIe Problème, Aristote emprunte sa réponse au présocratique Alcméon de Crotone : « Si les hommes meurent, c’est parce qu’ils ne parviennent pas à faire la jointure entre leur origine et leur fin. » Comme la montre cassée, dont la position des aiguilles à l’heure zéro ne peut rejoindre celle des aiguilles à la douzième heure par un mouvement de repli en retour, vers l’origine. Dans Lumière d’août, William Faulkner la nomme justement « montre morte ». Arrêté, le temps mécanique de l’horloge cède la place au temps des astres et des dieux, temps qui passe tous les temps en attendant son élucidation finale dans une fin du temps ouverte sur un autre mode de l’être et du dire.