Communauté des religions, juillet 1995, par Roger du Pasquier

Généralement regardé par les sunnites majoritaires comme une branche hétérodoxe de l’Islam, le shî’isme ismaélien n’a pas non plus bonne presse en Occident où on l’associe à de vieilles légendes comme celle du Vieux de la montagne ou à l’origine du terrorisme dit des « Assassins ». Cependant, à en croire Henry Corbin, le spécialiste le plus éminent du shî’isme en notre siècle, pareille réputation serait imméritée et la prétendue étymologie du mot « assassin » serait « un calembour douteux par lequel le mauvais goût du sensationnel perpétue curieusement les effets de la propagande abbasside ». On saisit dès lors que le regard porté sur l’ismaélisme par le grand islamologue français aura été plus compréhensif et sympathique que celui de la plupart des ses confrères. Sa Trilogie ismaélienne récemment rééditée nous en fournit une brillante démonstration. D’abord publié à Téhéran mais devenu introuvable, cet ouvrage, produit d’une prodigieuse érudition, rend compte de trois traités, en persan et en arabe, dus à des porte-parole de la théosophie ismaélienne, textes dont Christian Jambet, dans sa présentation, relève l’« importance universelle ». Tous trois témoignent de l’originalité et de la profondeur des doctrines élaborées dans cette branche non-conformiste de l’Islam.

Le Livre des sources d’Abû ya’cûb Sejestânî, premier de ces traités, date du Xe siècle. c’est-à-dire de l’époque où l’ismaélisme était au faîte de son influence et, du Caire où il fondait l’Université d’Al-Azhar, dominait politiquement et intellectuellement une bonne partie du monde musulman. Y sont développés les thèmes traditionnels de la pensée ismaélienne, avec une tendance caractéristique à établir des correspondances avec les religions autres que l’Islam. C’est ainsi, relève Corbin, qu’Abû ya’cûb analyse et proclame l’identité de structure entre la shahâdat islamique et le symbole de la Croix chrétienne.

Ce thème de l’« isomorphisme » de la shahâdat (profession de foi musulmane : Lâ ilâha illa’Llâh, il n’est de divinité que Dieu) et de la Croix est développé par le théosophe persan qui va jusqu’à affirmer l’obligation pour les adeptes de vénérer également l’une et l’autre, ce qui, note Corbin, « est tout de même quelque chose d’assez rare en histoire des religions ». Le passage du traité à ce sujet mérite d’être cité : « La shahâdat est fondée sur la négation et sur l’affirmation. De même la Croix est constituée de deux pièces de bois : l’une qui est affermie [l’affirmative] par soi-même, l’autre qui n’a d’affermissement [d’affirmation] que par l’affermissement de la première. En outre la shahâdat est composée de quatre mots. De même la Croix a quatre branches. Il y a la branche qui est affermie dans le sol ; elle est l’homologue de celui qui est à la base de l’herméneutique spirituelle (Sâhib al-ta’wîl, l’Imâm) et sur qui s’appuient les âmes des chercheurs. Il y a la branche qui lui correspond dans le sens de la hauteur, en l’air ; elle est l’homologue de celui qui dispense l’énergie spirituelle (Sâhib al-ta’yîd, le premier être, le Confortator) et sur qui reposent les âmes de ceux qu’il assiste (al-moyyadûn, les confortati). Les deux autres branches au milieu, du côté gauche et du côté droit, correspondent respectivement au Tâlî (l’Âme, le second être) et au Nâtiq (le Prophète) (…).

La shahâdat comporte sept syllabes ; de même la Croix comporte quatre angles et trois extrémités [dans l’espace]. Ces quatre angles et trois extrémités réfèrent aux sept Atimmâ’ (Imams) de la période chrétienne [du cycle de la prophétie], de même que les sept syllabes dans la shahâdatréfèrent aux sept imams de la période de notre Prophète. Chacune des quatre branches comporte trois dimensions dont le produit donne le nombre douze : de même la shahâdat comporte douze lettres (…) Enfin de même que la shahâdat est parachevée lorsqu’elle est conjointe avec Mohammad, de la Croix même acquit sa noblesse après que l’on eut trouvé sur elle le “Prophète de cette période” ».

D’autres rapprochements entre les deux religions figurent dans le traité d’Abû Ya’cûb, en particulier lorsqu’il cite l’Évangile selon saint Matthieu. D’ailleurs, relève Corbin, « le cas n’est pas unique dans les textes ismaéliens, voire chez les shî’ites duodécimains, puisque le testament spirituel de leur VIIe Imam, Musa Kazem, se termine par un extrait des Béatitudes ».

Le deuxième traité de la trilogie, dû à un métaphysicien yéménite du XIIIe siècle, Al Hosayn ibn’Ali, traite plus particulièrement de cosmologie et d’eschatologie. Il s’agit en quelque sorte d’un « drame dans le Ciel » dont le protagoniste est l’Ange de l’humanité, également désigné comme l’Adam spirituel. On se trouve ici en présence d’une doctrine caractéristique de la gnose ismaélienne qui « connaît toute l’histoire religieuse secrète, avec les noms des dignitaires ésotériques », cela jusqu’à l’Islam qui représente la période finale d’une religion prophétique éternelle. »

Ce traité abonde en aperçus originaux et pénétrants sur plusieurs aspects de la théosophie ismaélienne, comme, par exemple la consubstantialité entre Dieu et les âmes de lumière, lesquelles sont des « fragments de la substance divine de Lumière » puisqu’en fin de compte « c’est une partie de Dieu qui est ici-bas déchue, liée au corps et à la matière ». Cependant le « drame » de l’Adam primordial comporte aussi un épisode terrestre : au terme d’un long processus cosmique, il arrive, avec vingt-sept compagnons, dans l’île de Ceylan (Sri Lanka) où il inaugure un cycle d’épiphanie, ce qui ne permettra pourtant pas d’échapper à « la catastrophe spirituelle qui amena le passage de l’humanité à la condition présente ». Ces traditions parfois absconses font apparaître l’adepte ismaélien comme un vrai gnostique, mais d’un type particulier : il est « un étranger à ce monde, un expatrié, un qharîb » qui découvre que son Dieu doit être également un expatrié, un exilé. Citons encore, à propos de ce traité, cette note de Corbin : « On regrettera une fois de plus que nos philosophies religieuses en Occident n’aient pas été mises à même de méditer ces données ismaélienne. »

La Roseraie du Mystère, de Mahmûd Shabestarî (XIVe siècle), poème mystique constituant le troisième élément de la présente trilogie, nous fait pénétrer dans l’univers spirituel de l’ismaélisme iranien issu de la réforme dite d’Alamût, d’après le nom de la forteresse où s’étaient retranchés ses dirigeants.

On rappellera seulement que cette « Grande Résurrection » proclamée en 1164 par l’imam Hasan, grand maître des ismaéliens nizarites, a prétendu abroger la loi islamique, la sharî’at et ses obligations, notamment le jeûne du Ramadan, pour instaurer à la place un islam purement spirituel, une « religion personnelle de résurrection ». Les effets de cette révolution, qui secoua une bonne partie de l’Orient musulman, s’atténuèrent progressivement, en particulier du fait de la prise et de la destruction d’Alamût par les Mongols en 1256. Pourtant l’ismaélisme iranien resta marqué par son empreinte profonde et même s’il revint à une pratique de la religion moins éloignée de celle des autres communautés musulmanes, il garde conscience de représenter un Islam moins formaliste, plus spirituel, cela en mettant l’accent sur le culte de l’Imâm. Car, selon cette perspective, « il y a un imâmat éternel qui est la religion permanente de l’humanité », alors que « la mission des prophètes et les Lois religieuses instituées par les prophètes sont temporaires ». Il existe ainsi une « coalescence de l’ismaélisme et du soufisme » avec une prépondérance systématique de l’Islam ésotérique. intérieur (bâtin), sur l’Islam exotérique, extérieur (zâhir), ou, en d’autres termes, de la religion de la résurrection (qiyâmat) sur celle de la Loi (sharî’at), cette dernière n’étant révélée que pour être dépassée.

Le poème de Shabestarî, remarque Corbin, a été lu, relu et médité de génération en génération dans le soufisme iranien où il est devenu une sorte de vade mecum spirituel et a entretenu le culte de l’Imâm à qui chaque prophète a eu pour mission d’appeler les hommes. Il établit une hiérarchie mystique où figurent de nombreuses personnalités de l’histoire sainte et où, par exemple, se trouve Melchisedek à qui est reconnu une fonction importante lors de la Résurrection. Mais surtout il insiste sur ce que représente pour ses fidèles l’ismaélisme réformé d’Alamût : une religion de la Résurrection, dîn-e qiyâ-mat, dont le but unique est le Qâ’im, la délivrance de l’âme. Mais auparavant doit encore s’accomplir la dramaturgie finale de notre monde marquée par maints événements funestes, comme la venue de Dajjâl, ainsi que l’Antéchrist est nommé en Islam, être borgne, signe que son œil spirituel intérieur est aveuglé ; il doit observer les formes, coutumes et rites extérieurs et répandra dans le monde des sheikhs ignorants qui propageront son imposture. Conformément aux thèmes classiques de l’eschatologie musulmane doivent également apparaître Gog et Magog, « acharnés de l’orthodoxie littéraliste » et « antitypes de l’Imâm qui séviront jusqu’à ce que Jésus descende du Ciel, combatte Dajjâl et le tue. Et tout en suppliant Dieu de préserver de ces épreuves » tous les adeptes fidèles du seigneur de ce temps, au nom de Mohammad et des glorieux membres de sa Maison, le pacte gnostique insiste également sur la nécessité de sortir de la « forme extérieure des délectations de l’exotérique » pour entrer dans « l’oratoire de l’ésotérique et se confier à l’Homme de Dieu de ce temps », l’Imâm dont la face est aussi la Face de Dieu.