Croire, mai 1996, par Jean Borel

Islam spirituel

Il est assez navrant de constater qu’en cette fin de XXe siècle, les deux manières les plus courants d’appartenir à une religion sont soit le laisser-aller soit le fanatisme, soit le relativisme et l’agnosticisme indifférents soit l’intégrisme farouche. Aux yeux des laxistes et des tièdes, devenus majoritaires dans les pays occidentaux soi-disant christianisés, l’absence de certitudes, de foi et de connaissances religieuses véritables apparaît comme le gage de la tolérance et de l’impartialité, et comme l’expression de l’intelligence éclairée. Quant au zèle excessif et mensonger des fanatiques, il substitue tout simplement la violence à la confiance, les passions les plus viles à l’ascèse intérieure, et il confond ostensiblement l’autorité souveraine et libre de Dieu avec le désir de puissance et l’arbitraire humains. […]

Il nous semble donc de la plus grande importance de dépasser le niveau des préjugés abusifs et faciles, des craintes et des mépris illégitimes pour découvrir un aspect plus caché, mais combien plus réel et vrai, de la vie musulmane authentique. De même qu’il y a une mystique chrétienne, il y a une mystique musulmane qui traverse toute l’histoire de l’Islam, des origines à nos jours, et qui représente la quête de Dieu à ses divers degrés, de la simple dévotion intériorisée aux états mystiques les plus élevés.

On donne le nom de « soufisme » à l’ensemble de cette ligne historique ainsi qu’à tous les courants auxquels il a pu donner naissance. Et ceux qui appartiennent au soufisme s’appellent les soufis. Ce mot vient du mot arabe « çuf », qui est le froc de laine blanche que portaient les moines chrétiens, bien connus en Arabie à cette époque et auxquels le Coran fait plusieurs fois allusion. Chercher Dieu, c’est revêtir la laine, réellement ou symboliquement, à l’imitation des spirituels chrétiens.

C’est à un rythme accéléré que l’on édite actuellement les textes fondateurs des différentes écoles de soufisme et que l’on met entre les mains du large public tous ces trésors de spiritualité dont il est précieux de pouvoir connaître le contenu, quand bien même il y faut du discernement et de la prudence. […]

L’Anthologie du renoncement de Bayhaqi rassemble enfin les plus belles sentences du Prophète Muhammad et des Sages consacrées à la vertu théologale du renoncement. Ce mot qui n’a plus de sens dans la pensée des modernes, qui est même négatif dans leur bouche, n’est que l’envers d’une ouverture et d’une expérience de l’être et du cœur à Celui qui seul peut les combler, et à partir desquelles tout le reste n’est que vent et illusion. « Car celui qui aime Dieu, dit Bayhaqi, ne saurait avoir besoin de rien d’autre que de Dieu. » Faudrait-il que tous ces témoignages des poètes inspirés et des spirituels de l’Islam sur le contentement de peu, la retraite extérieure et intérieure, l’effacement de soi, l’abandon du monde, la sobriété, l’empressement à obéir et la piété vigilante nous rappellent autant de conseils évangéliques qui n’ont plus cours chez tant de soi-disant croyants ? Faudrait-il que l’esprit prenne ce détour des trésors spirituels de l’humanité pour nous ramener à la raison ? Dieu seul le sait qui dirige toutes choses, et ce n’est certainement pas pour rien que tant de livres précieux sont publiés en Occident avant qu’il ne soit peut-être trop tard.