Hommages à Jean Bollack

Jean Bollack, philologue et helléniste

Le Monde, 5 décembre 2012, par John E. Jackson

Il était sûrement un des esprits les plus pénétrants de son époque. Il laisse un héritage intellectuel et affectif considérable. Jean Bollack est mort mardi 4 décembre à Paris d’une hémorragie cérébrale à l’âge de quatre-vingt-neuf ans.

Né le 15 mars 1923 à Strasbourg dans une famille juive alsacienne, il reçut sa formation à Bâle où la chance voulut qu’il pût bénéficier de l’enseignement tant de Peter Von der Mühl, le spécialiste d’Homère élève de Wilamowitz, son premier maître en philologie grecque, que d’Albert Béguin dont les intérêts pour les poètes et romanciers de la Résistance le mirent d’emblée en contact avec la littérature de son temps.

Double formation

Cette double formation à la fois classique et moderne déterminera l’ensemble de sa carrière : si c’est avant tout comme helléniste que Bollack se fera connaître, son travail sur la poésie du 20esiècle, française autant qu’allemande, n’en est pas moins d’une très grande ampleur. C’est au reste à partir de ce carrefour franco-allemand qu’il faut envisager son œuvre. Par l’Allemagne, Bollack est l’héritier tant de la plus grande tradition de la philologie classique que de la tradition herméneutique pour laquelle son amitié avec Peter Szondi aviva encore son intérêt.

Par la France – il fut l’élève de Pierre Chantraine, mais aussi de Meillet, de Benveniste et suivit aussi les cours de Gilson et Marrou –, il reçut une formation de grammairien que complétaient ses intérêts pour l’histoire des sciences enseignée par Koyré ou Canguilhem. Sa complicité avec Pierre Bourdieu le rendit aussi très attentif à l’impact des institutions sur les formes de transmission du savoir.

Professeur de littérature et de pensée grecque à l’Université de Lille de 1958 à 1992, il y créa une école de philologie et d’herméneutique dont sont issus des esprits majeurs comme Heinz Wismann, André Laks, Philippe Rousseau ou Pierre Judet de la Combe. Invité à l’Institute for Advanced Studies de Princeton, à l’Université libre de Berlin, à la Faculté des Lettres de Genève, membre duWissenschaftskolleg berlinois, Bollack prodigua un enseignement dont le rayonnement fut international.

Une pensée de la différence

Il distinguait lui-même quatre versants à son œuvre. Le plus important, sans conteste, est le versant helléniste. Son point de départ fut sa thèse sur Empédocle dont, pour la première fois, la vision cosmologique était envisagée comme un système ayant sa clôture et sa logique propres qu’il s’agissait de reconstituer en dépit du caractère fragmentaire de sa transmission. L’étape suivante fut constituée par l’étude, en collaboration avec Heinz Wismann, consacrée à Héraclite (Héraclite et la séparation, Minuit, 1972) dans laquelle est introduite une pensée de la différence qui donne un sens neuf au problème philosophique de l’identité. Quatre volumes de son édition d’Œdipe Roi de Sophocle (réédités aux presses du Septentrion) constituent l’exemple monumental de sa méthode de philologue.

En 1995, il en tirera dans la collection « Tel » de Gallimard un volume intitulé La Naissance d’Œdipe où, en marge de sa version française, on trouve un ensemble d’études qui recèlent l’une des interprétations les plus novatrices de la  » faute  » comprise ici comme l’effet du  » trop-plein  » de puissance accordé à la lignée des Labdacides dans le périmètre clos de Thèbes.

D’autres études consacrées à Antigone, à Parménide, aux Bacchantes ainsi qu’un très important volet de Sophocle et d’Euripide – traductions réalisées avec Mayotte, son épouse, elle-même l’auteur d’un ouvrage très remarquable sur La Raison de Lucrèce (Minuit, 1978) –, complètent ce champ d’étude, qui donna lieu à une collaboration fructueuse avec Ariane Mnouchkine. Le deuxième versant est constitué par l’histoire de la philologie et des universités. On mentionnera l’étude consacrée à l’oncle de l’épouse de Freud (Jacob Bernays. Un homme entre deux mondes, presses du Septentrion, 1998).

Générosité intellectuelle

Le troisième versant concerne la théorie littéraire. Proche de Peter Szondi qui influença sans doute aucun son intérêt pour les questions d’herméneutique, Jean Bollack édita ses œuvres chez l’éditeur berlinois Suhrkamp et fit tout, avec le concours de sa femme et d’Heinz Wismann, pour assurer la diffusion en France de cet esprit éclairé et rigoureux entre tous.

Comme Szondi, Jean Bollack fut un proche de Paul Celan auquel il a consacré deux essais essentiels Poésie contre poésie. Celan et la littérature (PUF, 2001) et L’Écrit. Une poétique dans l’œuvre de Celan (PUF, 2003). Celan, sous la plume de Bollack, est essentiellement le poète de la contre-parole, comprenons d’une parole poétique allemande tournée contre l’allemand, ou si l’on préfère le poète d’une réappropriation juive de cette langue. Il n’existe rien de plus en fort en français sur ce poète que ces études.

Sous le titre Au jour le jour doit être publié en février 2013 aux PUF, le journal intellectuel des quinze dernières années de travail de Jean Bollack. Passionnément, celui-ci n’a jamais cessé de se demander ce qu’était un texte et de déterminer les conditions dans lesquelles il devait être lu. À l’opposé de tout romantisme, il ne concevait pas qu’une œuvre pût être autre chose que la réécriture d’une autre œuvre, la recomposition d’une composition antérieure qu’elle prolongeait et critiquait en même temps. Redouté par les uns pour son intransigeance, il était en revanche vénéré par tous ceux qui, génération après génération, bénéficièrent de l’immense générosité intellectuelle qui était la sienne. Un peu à l’image du cercle du poète Stefan George jadis, le cercle des amis de Bollack rassemblait un grand nombre des meilleurs esprits que la France littéraire et philosophique compte aujourd’hui.

 

Jean Bollack, la tête grecque

Libération, 5 décembre 2012, par Robert Maggiori

Disparition. Contesté à ses débuts, dans les années 50, le philologue,  philosophe et helléniste respecté est mort hier matin, à 89 ans.

Jean Bollack est à Athènes ce qu’à Rome est Paul Veyne. Maîtres de lecture, l’un des textes latins, l’autre des textes grecs – qui ont bouleversé la façon qu’avaient les philosophes d’interpréter l’Antiquité, et donc les fondements de la philosophie elle-même. L’helléniste s’est éteint hier à l’aube. Il avait 89 ans. Ces dernières décennies, avec sa femme, Mayotte, il s’était consacré à la traduction des tragédies : l’Œdipe roi de Sophocle, mis en scène par Alain Milianti, l’Iphigénie à Aulis d’Euripide, joué par la compagnie d’Ariane Mnouchkine, l’Andromaque d’Euripide, présenté au Festival d’Avignon. Mais cette activité a été la partie visible d’une œuvre philologique et philosophique considérable, commencée dans les années 50, à laquelle les philosophes, au début, ont opposé une fin de non-recevoir, parce que trop ancrée à la philologie et à la « syntaxe », et que les philologues ont parfois contestée, parce que trop aimantée par la philosophie, l’historiographie intellectuelle, ou la sociologie des traditions savantes.

Bilinguisme

De métier, Jean Bollack était professeur de littérature et de pensée grecque. C’est à Lille que son travail est « né » et a pris essor, avec la création du Centre de recherche philologique, dont il voulait qu’il fût une sorte de « Harvard du bassin minier ». Né à Strasbourg en 1923, d’un père négociant en vins et d’une mère aux intérêts intellectuels et politiques très marqués, Bollack vit son enfance à Bâle, en Suisse, dans « une maison qui était une enclave dans une ville germanophone », et éprouve sa première « dualité » : le bilinguisme. « Vivre dans deux langues m’a ensuite paru impossible, et, vers 25, 26 ans, j’ai décidé d’écrire en français. Aussi loin que je puis remonter dans mon souvenir, je retrouve toujours un sentiment d’exclusion, non pas de persécution, mais de simple altérité. Je n’étais pas chrétien et j’ai fait mes études dans un lycée de tradition protestante libérale. Je savais que Noël et les cantates chantées à la cathédrale par mes camarades de lycée, ce n’était pas pour moi » (Libération du 12 décembre 1997).

Très tôt, Bollack pense que « ce qu’on pouvait faire de plus extraordinaire dans la vie, c’étaient les mathématiques et le grec ». Il fait ses études à Bâle, puis à Paris, où, malgré les cours d’Alexandre Koyré, il s’enthousiasme peu pour l’enseignement reçu, très « sorbonnard  ». La distinction entre philosophie et philologie ne lui apparaît que progressivement. « Je cherchais encore un chemin entre deux mondes, entre les textes auxquels j’avais accès (Kafka, Proust, Paul Eluard) et ceux qui faisaient l’objet d’une science historique et linguistique difficile. Je ne savais pas encore distinctement que j’allais consacrer mon existence à donner un statut au texte – étude que, dans une structure de division du travail, les philosophes ne font pas. »

Investigation

Une fois agrégé, Bollack part à Berlin, et revient en France en 1958. C’est depuis le Centre lillois qu’il lance sa « révolution » silencieuse. Il faut alors l’imaginer avec la blouse blanche du biologiste ou du médecin  : ceux-ci observent au microscope les tissus vivants, lui ausculte avec une précision chirurgicale la Maxime capitale 31 d’Epicure ou le troisième stasimon des Choéphores d’Eschyle ! Plus tard, il étendra ses analyses à la compréhension des langages poétiques d’André Frénaud, de Saint-John Perse ou de Paul Celan, son ami, mais, avant tout il « établit » les textes grecs.

Il reconstruit les cosmologies des Présocratiques, de Parménide, d’Héraclite et in primisd’Empédocle, dont il renouvelle totalement la compréhension. Il réhabilite aussi Épicure, en ôtant une à une les couches interprétatives qui l’avaient déformé et aplati, ainsi que tous les « antisystèmes » (des atomistes, des sophistes, etc.) occultés par la tradition platonicienne et chrétienne.

Ensuite, il passe à l’investigation des tragiques, Sophocle ou Eschyle, dans des travaux « monumentaux » qui non seulement circonscrivent la vérité possiblement « objective » du texte, mais font aussi l’histoire de l’incompréhension, descellent les incrustations de sens, réfutent les interpolations ou les interprétations antérieures – celles qui ont pourtant « construit » notre vision de la tragédie.

De Fernand Braudel à Barbara Cassin, de Jacques Derrida à Pierre Bourdieu, nombreux ceux qui reconnaîtront là un travail capital, « changeant la base » de nos savoirs. D’autres y verront folie : fixer la lettre du texte, à la syllabe près, poser la question du sens, puis celle, historique, de sa pénétration dans la culture… Philosophe, philologue, herméneute, historien des savoirs, sociologue de la culture ? Peu importe. Jean Bollack a simplement voulu « tenter l’impossible », bâtir les fondations d’une « science de l’objet littéraire », qu’il soit tragédie, somme philosophique, fragment ou poème.

 

« Il faisait entendre enfin ce que « créer » veut dire »

Ami de Bollack, le philosophe Paul Audi réagit :

« Jean Bollack avait l’autorité des audacieux et des novateurs conscients de la portée de leurs découvertes. Dans son combat pour le sens et sa façon unique de le dégager, si patiente, érudite et sensible, il aura eu des alliés précieux et connu pas mal d’ennemis. En lui, rigueur et inventivité, connaissances et fulgurances, ruptures et continuités s’articulaient à merveille. Il abordait les grands créateurs en créateur, ce qui, dans le contexte de l’université française, en fit longtemps un dissident. Comment rendre la raison séduisante ? Comment attribuer à l’intelligence un rôle libérateur ? Lire Bollack et le connaître me l’auront fait comprendre. En proie à des convictions rendues inébranlables par la solidité de sa méthode, il était intransigeant dans la défense de ses interprétations, mais il n’en demeurait pas moins attentif à la parole des autres, du moins lorsqu’elle dérogeait aux conformismes et se situait à la source de la poièsis. Dans son regard demeuré juvénile, on pouvait lire son désir de réveiller les volcans que l’on se rassurait à croire éteints : Parménide, Sophocle, Empédocle, mais aussi Baudelaire et Celan, parmi d’autres…

Certains éclaireurs nous rendent la vue. Bollack, lui, nous ouvre les oreilles, pour que nous entendions enfin ce que créer veut dire. Ce connaisseur incomparable de l’Antiquité avait horreur des esprits antiquaires. Il était habité par une parole qui ne faisait écho qu’aux paroles habitées. Et il ne parlait jamais de son œuvre au passé : même à 89 ans, ses projets se démultipliaient jour après jour, en le projetant, lui, chaque fois, dans un avenir si éloigné que sa disparition me paraît irréelle. Lui dont les emportements étaient notoires, il aura été emporté par la mort avec une brutalité foudroyante, digne d’un éclair de Zeus s’abattant sur une âme bien trop ardente, qui avait encore tant de chemins à frayer. »

 

Jean Bollack s’est éteint

Livres hebdo, mercredi 5 décembre 2012

L’helléniste est décédé le 4 décembre à l’âge de 89 ans, laissant derrière lui une vingtaine d’études et traductions d’auteurs présocratiques.

Le philosophe, philologue et helléniste Jean Bollack, qui a fondé à Lille sa propre école mais a également travaillé sur la poésie contemporaine française et allemande, est mort mardi 4 décembre à l’âge de 89 ans, ont annoncé mercredi les PUF, éditeur de plusieurs de ses ouvrages.

Le journal de cet intellectuel doit être publié aux PUF en février 2013 sous le titre Au jour le jour.Il y a consigné pendant plus de quinze ans notes, observations, commentaires et critiques. Dans ce journal, le lecteur rencontre Pierre Bourdieu, Pierre Vidal-Naquet, Paul Celan et bien d’autres grandes figures du débat d’idées. Pierre Bourdieu fut longtemps un ami et un compagnon de route.

Né le 15 mars 1923 dans une famille juive alsacienne, Jean Bollack a été formé à Bâle pendant la Seconde guerre mondiale et initié par Peter von der Mühll à la philologie grecque (étude d’une langue, d’une civilisation, par l’analyse de ses textes).

En 1945, il choisit de s’installer à Paris où il se forme aux lettres classiques, à la philosophie, l’allemand, l’histoire et l’archéologie. Agrégé de grammaire, il a été professeur de littérature et de pensée grecques à l’Université de Lille de 1958 à 1992. Il crée dans cette ville sa propre école de philologie et d’herméneutique et y prodigue un enseignement dont le rayonnement est international, formant des chercheurs comme Heinz Wismann, Pierre Judet de la Combe ou André Laks.

De 1968 à 1975 il a aussi enseigné à l’École normale supérieure à l’initiative de Pierre Bourdieu et de Jacques Derrida. Par ses œuvres et son enseignement, Jean Bollack a introduit en France l’étude des philosophes présocratiques, notamment grâce à son Empédocle en quatre volumes (1965-1969) puis son Œdipe roi, de Sophocle (1990), traduit plus tard en allemand par lui-même.

« Lire, c’est ce que je sais faire »

En 1995, il en a tiré un ouvrage intitulé La naissance d’Œdipe, publié dans la collection Tel de Gallimard.

Il a mené de nombreuses autres études dont celles consacrées à Antigone, aux Bacchantes ou à Euripide. Il a notamment réalisé des traductions avec son épouse Mayotte Bollack aux éditions de Minuit : Antigone en 1999, Les Bacchantes d’Euripide en 2005, Electre en 2007. Il a également publié aux PUF La mort d’Antigone (1999), Poésie contre poésie. Celan et la littérature (2001) et L’écrit une poétique dans l’œuvre de Paul Celan (2003).

Ses contacts avec le théâtre, en particulier avec Ariane Mnouchkine, la danse, la sociologie et la psychanalyse, son amitié avec des poètes (comme André du Bouchet, André Frénaud, Paul Celan, Pierre Oster) ont aussi modernisé l’approche philologique.

Le lecteur d’Au jour le jour découvrira, selon le communiqué de son éditeur, « dans l’ordre ou au gré des thématiques, d’« antisémitisme » à « Proche-Orient », de « Sophocle » à « Vatican », de « poésie » à « université », une somme qui mêle petits traités et prises de position, éloges et critiques, inquiétudes et espoirs, sagesse et agacement d’un éminent philosophe et philologue qui déclare avec modestie : « Lire, c’est ce que je sais faire ». »

 

Décès du philosophe Jean Bollack

L’Express, 5 décembre 2012

Jean Bollack, philosophe, philologue et helléniste, est mort mardi 4 décembre à Paris d’une hémorragie cérébrale, à l’âge de 89 ans.

Le philosophe, philologue et helléniste Jean Bollack, qui a fondé à Lille sa propre école mais a également travaillé sur la poésie contemporaine française et allemande, est mort mardi à l’âge de 89 ans, ont annoncé mercredi les PUF, éditeur de plusieurs de ses ouvrages. Sous le titre Au jour le jourdoit être publié aux PUF en février 2013 le journal de cet intellectuel majeur, qui a consigné pendant plus de quinze ans notes, observations, commentaires et critiques. Dans ce journal, le lecteur rencontre Pierre Bourdieu, Pierre Vidal-Naquet, Paul Celan et bien d’autres grandes figures du débat d’idées.

Né le 15 mars 1923 dans une famille juive alsacienne, Jean Bollack a été formé à Bâle pendant la Seconde guerre mondiale et initié par Peter von der Mühll à la philologie grecque (étude d’une langue, d’une civilisation, par l’analyse de ses textes). En 1945, il choisit de s’installer à Paris où il se forme aux lettres classiques, à la philosophie, l’allemand, l’histoire et l’archéologie. Agrégé de grammaire, il a été professeur de littérature et de pensée grecques à l’Université de Lille de 1958 à 1992.

Il crée dans cette ville sa propre école de philologie et d’herméneutique et y prodigue un enseignement dont le rayonnement est international, formant des chercheurs comme Heinz Wismann, Pierre Judet de la Combe ou André Laks. De 1968 à 1975, il a aussi enseigné à l’École normale supérieure à l’initiative de Pierre Bourdieu et de Jacques Derrida. Par ses œuvres et son enseignement, Jean Bollack a introduit en France l’étude des philosophes présocratiques, notamment grâce à son Empédocle en quatre volumes (1965-1969) puis son Œdipe roi, de Sophocle (1990), traduit plus tard en allemand par lui-même. En 1995, il en a tiré un ouvrage intitulé La naissance d’Œdipe, publié dans la collection « Tel » de Gallimard.

Il a mené de nombreuses autres études dont celles consacrées à Antigone, aux Bacchantes ou à Euripide. Il a notamment publié aux PUF La mort d’Antigone (1999), Poésie contre poésie. Celan et la littérature (2001) et L’écrit une poétique dans l’œuvre de Paul Celan (2003). Ses contacts avec le théâtre, en particulier avec Ariane Mnouchkine, la danse, la sociologie et la psychanalyse, son amitié avec des poètes ont aussi modernisé l’approche philologique.

 

« Jean Bollack avait largement renouvelé la philologie »

BibliObs, 6 décembre 2012, entretien avec Laurent Dubreuil. Propos recueillis par Éric Aeschimann.

Le grand helléniste Jean Bollack, fondateur de « l’École de Lille », est mort à 89 ans. C’était « d’abord un philologue acharné », mais en philosophe, nous explique ici Laurent Dubreuil, de l’Université de Cornell.

Qui était Jean Bollack ?

Jean Bollack était d’abord un philologue acharné, qui a passé sa vie à éditer, lire, commenter, traduire de nombreux textes fondamentaux de la tradition grecque – tout en s’intéressant de très près à la pensée et aux arts de son époque, ceux par exemple de Derrida, Bourdieu, Paul Celan, ou Ariane Mnouchkine. C’était un enseignant charismatique ayant su attirer à lui de nombreux esprits remarquables, les membres de « l’École de Lille » (ville où il fut longtemps professeur).

Comme « antiquisant », il a férocement critiqué la vieille garde sorbonnarde (le côté lettres classiques), tout en percevant les limitations de l’approche anthropologique de la Grèce ancienne (à la Vernant et Vidal-Naquet). Son encyclopédisme textuel et son goût pour le contemporain étaient inégalés, sinon chez cet autre grand helléniste qu’est Pietro Pucci.

Qu’a-t-il apporté à la compréhension des grands textes présocratiques ?

Je crois que Bollack voulait surtout dégager la lecture des auteurs « présocratiques » d’un certain nombre d’idées préconçues, qui perturbaient (et continuent souvent de conditionner) l’interprétation de ces textes. Par un a priori très prégnant, ces philosophes semblent oraculaires, parlant plus près d’une source de vérité parce que plus anciens ou plus « originaires ». Cette thèse est centrale dans l’approche heideggérienne, et c’est à elle que répondait Bollack – qui voulait également mettre à mal une certaine fascination pour le fragment.

Le commentaire de Bollack sur Héraclite, coécrit avec Heinz Wismann, est un modèle du genre, quoique la traduction soit plus quelquefois en deçà de l’interprétation donnée. Un ancien élève de Bollack, André Laks, a rédigé un court, accessible et excellent ouvrage, « Introduction à la philosophie présocratique » : on y trouve la quintessence de l’enseignement de « l’École de Lille » à ce sujet.

En quoi son travail sur les tragiques (Sophocle, Eschyle) a-t-il transformé notre interprétation de leurs œuvres ?

Il convient d’abord souligner que Bollack était d’emblée intéressé par la possibilité d’aller de l’étude philologique de la tragédie à une traduction jouable sur scène. Cela peut maintenant paraître une évidence, mais la tradition majoritaire chez les hellénistes français a toujours été marquée par l’exercice scolaire de la version – plutôt que par l’horizon de la création poétique ou de la représentation. Sinon, ce que Bollack a, selon moi, montré le plus fortement consiste dans la relation réflexive entre les textes théâtraux et les autres discours les entourant (comme le rapport entre Sophocle et la sophistique).

Aujourd’hui, une nouvelle doxa, assez anti-intellectualiste, et qu’incarne parfaitement Florence Dupont, essaie de faire croire que l’œuvre théâtrale ancienne est surtout un cahier de régie, un commentaire référentiel sur le jeu d’acteur et la « performance ». Pour Bollack, la tragédie était un objet langagier et un objet de pensée, pas un divertissement, ni un rite culturel, ni le simple signe écrit d’une représentation donnée.

Sciences dominantes au 19e, que sont devenues la philologie et l’herméneutique aujourd’hui ?

La philologie fut sans doute une « science dominante » au 19e siècle en Allemagne, mais sûrement pas en France, où, sous cette appellation, on a rarement dépassé le niveau de l’explication de textes avec traduction de convention. Il faut bien dire que Bollack et les membres de son groupe ont largement réinventé et perfectionné la philologie.

Aujourd’hui, Pierre Judet de La Combe est le plus brillant représentant de l’École de Lille, et il sait – sans vouloir lâcher l’exigence de signification – éviter la tendance dogmatique du maître. L’herméneutique, comme art (ou science) de l’interprétation, reste assez vivace. Elle a été largement revendiquée au siècle dernier par un Gadamer, mais le primat conféré par celui-ci à la tradition est, je le crains, bien mortifère. L’interprétation, à mon sens, ne peut être une activité séparée, ni une spécialité : elle vaut par la philologie, la philosophie, la critique, et/ou la poétique.