Livres hebdo, 28 novembre 2008, par Jean-Maurice de Montrémy

L’Audi perchée

Quitté par Laura, revenu d’un institut psychiatrique, Sam retrouve chez lui son grand-père, en fugue.

L’Audi rouge familiale manque le virage et, miraculeusement, se retrouve perchée au-dessus du ravin, retenue par un acacia. Tel est le souvenir fondateur de Sam – souvenir qu’il retrouve lorsqu’on l’interne dans un institut psychiatrique (« maison de repos », préfère dire son père), non loin du lieu de l’accident. Car on a expédié le jeune homme se faire soigner après qu’il a violemment giflé sa sœur. Il faut dire que Sam, quitté par Laura, son grand amour, sombrait dans la dépression, et que sa sœur l’avait très maladroitement taquiné pour le sortir de l’hébétude.

Laura, la belle infidèle, est actrice. Quant à Sam, il s’échine depuis des mois sur une autre belle infidèle : sa traduction d’Hamlet. La question du spectre, notamment – le spectre du père d’Hamlet, assassiné –, lui pose bien des difficultés.

Revenu chez lui, au sortir de la maison de repos, Sam y trouve son grand-père Abraham, dit « Baba », quatre-vingt-dix ans passés. Baba vient de fuguer et squatte en quelque sorte le logis de son petit-fils, auquel il entreprend de raconter sa vie, marquée par l’engagement dans la Résistance et le communisme.

Durant les quelque cent premières pages d’Accident, le lecteur va donc de surprise en surprise, pris par le tour à la fois fantasque et dramatique de ces rencontres et de ces péripéties. Comme Hamlet, et comme le spectateur d’Hamlet, il voit s’accumuler des indices – crime, folie, passé qui ne passe pas… – et comprend que les surprises ne font que commencer jusqu’au moment où tout se précipitera, au sens du précipité chimique. Une Audi perchée (un véhicule allemand, et rouge, c’est important) ; une traduction-trahison de Shakespeare ; une pièce spectrale ; les récits de Baba ; la figure du père de Sam, juge rigoureux…

Alliant toujours le tissage énigmatique d’images et de thèmes à des syncopes inattendues, souvent cocasses, le récit plonge dans l’histoire familiale. Les origines juives – une installation en Bretagne dans les années 1910 – y comptent moins que la guerre, la Résistance et le communisme. C’est à ce moment que s’est joué quelque chose entre deux familles « rouges » : une brouille digne de celle qui dresse, dans une autre pièce de Sha-kespeare, les Capulets contre les Montaigus.

Déjà auteure d’un roman chez Gallimard (Le Pli, 2003), Sarah Streliski (née en 1973) fait preuve, dans Accident, d’une belle maîtrise des tons et des registres. Elle évite les solutions trop attendues qui guettent les intrigues fondées sur le « secret de famille », tout comme elle se garde des poncifs de la littérature mémorielle. Détournant ces genres, elle les remet dans le droit chemin. Ce qui n’est pas le moindre paradoxe d’un accident.