Information juive, mars 1984, par Arnold Mandel

Le Sabbataï de Gershom Scholem

Le millésime du déroulement des successifs épisodes du mouvement sabbataïste, la seconde moitié du XVIIe siècle, fut l’époque d’un très grand trouble spirituel et moral dans le monde juif, sans doute le plus grand dans l’histoire des juifs de la Diaspora.

Si l’erreur, même bien intentionnée, suscitée et stimulée par la ferveur, doit provoquer un sentiment de culpabilité, alors il pourrait y avoir quelque chose comme le reflet ou le souvenir d’un avoir été coupable collectif même chez des juifs contemporains pour autant qu’il s’agit des juifs assumant le passé de leur peuple pour le meilleur et le pire. Car le rayonnement d’illusion du soleil noir de Smyrne fascina et éblouit alors, à des exceptions individuelles près, tous les ghettos et mellabs de la dispersion, d’Amsterdam et de Hambourg jusqu’au Yémen, en passant par l’Italie, les contrées balkaniques, la Turquie, l’Égypte et tout le Moyen-Orient, y compris la Terre Sainte. Et on convient généralement que le brutal éveil, les yeux dessillés de scrutateurs du Messie trompés débouchèrent sur une dépression, une âpre déréliction de perte ou de régression d’espoir dont ne se releva en partie que l’Israël de l’Europe de l’Est, à peu près un siècle plus tard avec la naissance du hassidisme.

Les historiens juifs « modernes », c’est-à-dire imprégnés de l’esprit du XIXe siècle, se sont peu et mal occupés de ce sidérant avatar de l’Histoire juive. En l’occurrence prévaut la tendance à attribuer cet égarement à l’obscurantisme des mystiques dans un contexte inculpant la Kabbale selon une perspective critique dépréciative qui est, par excellence, celle d’un Heinrich Gaetz.

Le Sabbataï Tsevi de Scholem est certainement avec les Grands Courants de la mystique juive etLes Débuts de la Kabbale l’une des œuvres capitales de ce grand savant, philosophe de l’histoire, autant qu’historien, exposant et commentateur explicite du courant mystique qui orienta – et désorienta – le discours et l’action sabbataïstes.

Scholem est hautement conscient de l’impact dialectique qui, dans une importante mesure, nécessitait, à l’intérieur de la pensée mystique, une précipitation de la rédemption en raison du cas d’urgence – spirituel et non pas social – auquel on était exposé. C’est pourquoi cette histoire n’est pas qu’historique. Tout en faisant ressortir dans leur chronologie les divers épisodes de la périlleuse aventure en son évolution, ses complications, ses énigmes, tout en signifiant le facteur psychologique – et pathologique – de maints protagonistes de cette progression dramatique et notamment chez Sabbataï lui-même, Scholem relate et explique la pensée de Nathan de Gaza, le maître de Sabbataï, pensée surtendue, mais parfaitement cohérente à l’intérieur de son système issu du cabalisme lurianique de l’école de Safed. L’auteur présente aussi des érudits, des rabbis, des chroniqueurs et des mémorialistes partisans ou adversaires de Sabbataï, excommunicateurs et excommuniés, adversaires « espions » faisant semblant d’être des partisans et partisans – après la disgrâce – se prétendant repentis et contempteurs de celui qu’ils adoraient.

Les personnes un peu averties, un peu frottées de savoir juif, connaissent sans doute les principales phases de ce très mémorable psychodrame, enduré, expérimenté, pas joué, même sans avoir lu Scholem : l’apostolat de Sabbataï et la multiplication de ses partisans et fidèles. Ses audacieuses innovations, comme l’abolition du jeûne du 9 Av., ses « actes étrangers », le péché, ostensiblement commis ayant été « sanctifié », sa capitulation honteuse devant le Sultan et son apostasie, la persévérance de la foi de ses adorateurs, même après sa conversion à l’islam, sa mort, à l’âge de 50 ans dans une obscure localité d’Albanie et le sabbataïsme continué, dans la clandestinité, à l’intérieur de maintes communautés juives. Enfin, le double héritage : la formation, en Turquie de la secte des Dunmeh, musulmans judaïsants et, plus tard, l’apparition, en Pologne, puis en Allemagne, d’un épigone, Jacob Frank, converti au christianisme et stimulé par une farouche volonté de puissance.

Mais sous l’éclairage que confère Scholem à ces déroulements, par leur évocation et les développements, ces divréï hayamim, « choses des jours », comme on qualifie en hébreu le Livre des chroniques, acquièrent une singulière actualité avec une sorte de vivacité, voire de véhémence de ton qui ne conviennent, ni ne s’appliquent à une matière d’archives, mais expriment une passion et une participation présentes.

C’est que le Zohar est toujours un livre ouvert et qui se lit encore, et de nouveau, dans le texte. Les problèmes que soulève la Kabbale, les sources, les reliefs, les profils qu’elle désigne sont toujours là.

En conséquence, l’attente du Messie n’est pas devenue désuète par la substitution d’un minable « messianisme », qui n’est pas juif, de vague pétition de principe idéaliste. Le très savant et souvent ironique Gershom Scholem n’était pas seulement un professeur de mystique. Il dut donc, de quelque manière attendre le Messie, pas le messianisme. Certes, il se prononça contre la messianisation de courants pourtant salutaires, comme le sionisme, auquel il adhérait, même le sionisme religieux. Mais ce n’était pas par rationalisme et plat « bon sens », mais en raison de la conviction de l’expectative nécessaire aussi longtemps qu’il y a lieu.

Rencontre avec Kafka qui a dit : « croire en le progrès, ce n’est pas croire qu’il est déjà arrivé. Ce ne serait pas là une foi. »

Kafka était malgré tout un homme de son temps. C’est pourquoi il dit « progrès ». Mais à la place il faudrait maintenant mettre « Messie ».