Libération, 22 mai 2008, par Jean-Didier Wagneur

Fiat Lutz

Le nom de Lutz Bassmann n’est pas inconnu aux lecteurs des romans d’Antoine Volodine. Il a été le protagoniste du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze (1998) et on a pu le croiser dans Des anges mineurs (1999). Incarcéré dans un quartier de haute sécurité, Lutz Bassmann est l’un des reclus exemplaires de la mouvance littéraire et révolutionnaire qu’Antoine Volodine a baptisée « post-exotisme ». Que sait-on de lui ? Peu de choses : militant de l’égalitarisme, il a beaucoup écrit en captivité : Les Attentats contre la Lune, Le Non-rire, Promenade en enfance, l’énigmatique Retour au goudron… Jusqu’à présent les textes de Bassmann n’étaient que des références dans la bibliographie des 343 œuvres du post-exotisme. La publication d’Haïkus de prison et d’Avec les moines-soldats le font accéder à l’existence.

Identités. Le réflexe immédiat est de ne voir en Lutz Bassmann qu’un hétéronyme d’Antoine Volodine, mais le problème est que, en l’état actuel de nos connaissances, le contraire peut être aussi vrai. Volodine pourrait être lui-même fictif, rêve d’un autre écrivain dans une régression à l’infini, comme dans les Ruines circulaires de Borges. Aussi n’y a-t-il rien ici de la tentation toute romantique de mystifier le lecteur en lui offrant, selon l’expression, un écrivain supposé. Nous sommes devant quelque chose qui ressort de l’ontologie car le post-exotisme squatte depuis toujours la mystique bouddhiste et, à son contact, s’est affranchi du poids des identités. En conséquence, mieux vaut ne pas céder à la fièvre sécuritaire en demandant à Lutz Bassmann de nous présenter ses papiers pour entrer de plein droit dans le monde littéraire.

Les Haïkus de prison racontent la vie carcérale, la déportation dans l’enfer des camps. C’est le quotidien des prisonniers politiques et des droits communs métissant leur existence de celle des autres. Lutz Bassmann les nomme : l’Anthropophage, le Bouriate, l’Idiot, l’homme du Secours rouge… et en décrit les travaux forcés et les jours sombres. Dans cet espace soumis à la loi d’exception, la résistance s’organise, la littérature sert à égarer les gardiens et à maintenir le contact dans la communauté des détenus qui a substitué par force à une avant-garde politique une autre : esthétique.

La question du nom hante Avec les moines-soldats. Ce recueil d’entrevoûtes est agencé, selon la poétique du post-exotisme, en sept parties qui se font écho. Dans la première (« Un exorcisme en bord de mer »), un moine-soldat, Jean Schwahn, a pour mission d’exorciser une étrange villa balnéaire hantée et surmontée de fanions tibétains. La seconde et la sixième offrent deux versions d’une expédition similaire. « Crise au Tong Fong Hôtel » met le personnage principal, Brown, face à une situation énigmatique. Il lui faut se rendre à une date et une heure données face à un hôtel en ruines pour assister à un événement dont il ne sait rien et face auquel il doit improviser. La pièce centrale, « Un univers prolétarien de secours », raconte l’odyssée de Fuchs et de Monge à la recherche d’un monde où la fraternité et l’utopie révolutionnaire existent encore. Cette quête est encadrée par deux entrevoûtes exceptionnelles : « La plongée » qui, dans un autre niveau de réalité, décrit de l’intérieur de la prison les narrateurs et personnages du post-exotisme, et « L’oubli » qui atteint à la perfection d’un poème en prose. « Vain temps après » achève humoristiquement et désespérément le cycle des réincarnations de ces histoires que le lecteur pressent comme une seule, incessante.

Ces exorcismes, interrogatoires, autocritiques, ont pour mission de nommer les démons. Dès la première page, on est aspiré dans le trou noir du post-exotisme où les contraires coexistent. Qui exorcise qui ? Qui rêve qui ? Qui manipule quoi ? Le monde de Bassmann est celui des derniers jours de l’humanité où l’Organisation cherche à étendre sa maîtrise : « Elle savait que l’humanité était fichue et elle ne nourrissait plus l’espoir de voir naître sur terre une société prolétarienne juste et fraternelle. Elle souhaitait sauver en urgence le peu qui restait encore à sauver, et, comme les outils utopiques du passé se révélaient inopérants et même absurdes, elle fondait à présent sa stratégie sur des forces obscures qu’autrefois elle avait dénoncées comme surgies d’esprits arriérés ou typiques de régressions féodales : les rêves, les imprécations schizophrènes, les transes chamaniques, le fakirisme. » Marx a dit que l’histoire se répète deux fois : la première fois comme tragédie, la seconde comme farce ; c’est le sentiment des personnages, sommés de concilier ici, de manière paradoxale et dolente, l’action politique et le rêve.

Cycle.  On a souvent mêlé, non sans raisons, Pessoa au post-exotisme, c’est plutôt du côté du surréalisme qu’on en pourrait établir la parentèle. Chez Bassmann comme chez Volodine, l’univers inclut le rêve. Mais, là, la seule réalité reste une sempiternelle condamnation à un non-lieu, le bardo, état intermédiaire entre vie et mort, monde flottant entre mémoire et oubli. Il n’y a pas de sortie possible, ni même de tragique, car la mort n’est pas une fin, seulement le début d’un nouveau cycle de souffrances que l’exercice rituel de la littérature et l’amour fou ont pour tâche de différer. Ainsi du leitmotiv que Monge rumine dans Avec les moines-soldats et que l’on peut voir placardé en ce moment dans nos villes : « Seuls ceux que j’aime, Seuls ceux que j’aime, écoutez ! »