Libération, 22 mars 2012, par Édouard Launet

La bataille du rêve

Annie Le Brun et Victor Hugo en appellent à « l’insurrection lyrique ».

Vers la fin du 20e siècle s’est passée cette drôle de chose : la société a commencé à s’enliser dans un conformisme étouffant et une ornière de vacuité intellectuelle. Depuis, nous sommes comme plaqués au sol dans un monde étriqué, sans rêves et sans élan, où nous prenons les moyens (techniques notamment) pour la fin, et où « l’idée de culture réduite à l’état de chiffon sert à éponger les incontinentes manifestations de la plus indigente esthétique du quotidien ».

Ce constat, Annie Le Brun l’a fait dès 1988 dans un essai, Appel d’air, qui reparaît aujourd’hui chez Verdier. Le livre n’a hélas pas pris une ride. Les choses se seraient plutôt aggravées. L’auteur, femme à l’écriture précise et tranchante, a poursuivi cet implacable état des lieux à travers d’autres ouvrages. Dans Du trop de réalité (Stock, 2000), celle qui a participé aux dernières années du mouvement surréaliste, entre 1963 et 1969, écrivait : « Le rêve a purement et simplement disparu de notre horizon […]. C’est là un des plus graves manques de la fin du millénaire qui, à mes yeux, tient de la catastrophe. » Puis elle ajoutait : « Le temps est à se souvenir de ce qu’avançait Victor Hugo en 1863 : “Comme on fait son rêve, on fait sa vie”. »

Ce plaidoyer pour le rêve, Hugo l’a développé dans un texte rarement lu car difficile à trouver : le Promontoire du songe. C’est le récit d’un éblouissement. En 1834, lors d’une visite à l’Observatoire de Paris, le poète découvre la surface de la lune au bout du télescope de François Arago. Vision sur laquelle il va s’appuyer pour affirmer le rêve comme composante essentielle de notre existence.

Ainsi Annie Le Brun avait-elle trouvé un allié d’envergure. Elle a donc plaidé pour que Gallimard republie le Promontoire, avec une préface de sa main. Mieux : ce printemps, l’insurgée rend hommage à Hugo en organisant une exposition et en publiant un livre, les Arcs-en-ciel du noir, qui donnent envie de se replonger illico dans les œuvres complètes du vieux barbu, homme-océan dans lequel l’époque gagnerait sans doute à aller se baigner afin de se projeter dans l’avenir un peu plus loin qu’à un pauvre jet de pierre.

Plan d’évasion

Ces trois livres – Arcs-en-ciel, Promontoire et Appel d’air –, qui sortent ou ressortent aujourd’hui, forment une trilogie cohérente, une trithérapie contre le virus de la petitesse qui a contaminé l’époque. Annie Le Brun appelle à « l’insurrection lyrique », Hugo tutoie l’infini et toise le fond du gouffre. Et nous, dans cette histoire ? Eh bien nous, nous trouverons dans ces livres le plan (avec plus de pointillés que de flèches, il est vrai) d’une évasion. Celle qui permettra d’échapper à l’impasse où nous ont conduits les génocides du 20e siècle, les défaites des utopies politiques et la déferlante subséquente du politiquement/ moralement correct. Car on peut à la fois ne pas oublier l’injonction d’Adorno – « Penser et agir en sorte qu’Auschwitz ne se répète pas » – et « surmonter la sidération de la pensée qui s’en est suivie » en ouvrant largement les fenêtres, comme nous y appelle Annie Le Brun. Mais attention, avertit Hugo : « Il faut que le songeur soit plus fort que le songe. Autrement danger. »

Comme tout cela peut paraître bien abstrait, reprenons dans l’ordre. Annie Le Brun d’abord. Poétesse, essayiste, écrivain subtil, ultime rebelle, compagne de route d’André Breton jusqu’à la mort de celui-ci en 1966. Depuis des décennies, elle pilonne toutes les fausses valeurs de la vie intellectuelle française. Autant dire que presque personne n’a échappé au bombardement. Allez donc jeter un œil sur le site de l’INA, à ce quart d’heure d’émission (du 4 octobre 1988) où Bernard Pivot reçoit Annie Le Brun pour la sortie d’Appel d’air. Celle-ci est un mélange de douceur et de virulence, et celui-là un démineur semblant à chaque seconde craindre que la bombe ne lui pète à la figure. Annie Le Brun n’a certes pas la notoriété d’un Bernard-Henri Lévy : « Me flattant de n’occuper aucune position repérable dans l’horizon désolé qu’on a l’impudence de nommer « paysage intellectuel », j’ai toutes les chances de ne pas être écoutée et encore moins entendue. » Dans la grande misère ambiante, des oreilles finiront peut-être par s’ouvrir.

Annie Le Brun a aussi des admirations : Sade, Jarry, Roussel, Cravan. Et Hugo. « Je l’ai rencontré progressivement, confie cette femme séduisante de 70 ans. D’abord à l’école, comme tout le monde. Mais l’image que l’on nous y en donne est une forme de neutralisation. Puis je me suis intéressée au roman noir, à Sade. La question du noir est devenue pour moi très importante. En ce sens que c’est une façon de concevoir le négatif qui me paraît plus intéressante, le négatif étant une sorte de rationalisation. Continuant à réfléchir à cette question, j’ai réalisé que Hugo était l’un des rares, peut-être le seul, qui arrivait à l’intensité de Sade pour explorer ce domaine. »

Le noir, « couleur d’un infini qui est autant en l’homme qu’en dehors de lui », écrivait Annie Le Brun en 2010, dans un ouvrage dont le titre – Si rien avait une forme, ce serait cela (Gallimard) – est extrait du Promontoire du songe : c’est l’exclamation de Hugo en découvrant la surface de la lune. Décidément, cet ouvrage l’a marquée. Fin de la parenthèse.

Hugo vient au bord de l’abîme, il le sonde. « On pourrait s’ennuyer dans ces gouffres, or il y a là une appréhension, une conscience physique de l’infini qui le rend capable de vaincre l’indicible. C’est un des rares », poursuit Annie Le Brun. Mais en quoi les folles visions poétiques de l’auteur de la Légende des siècles pourraient-elles nous aider aujourd’hui ? « Sa conscience politique est liée à sa conscience poétique. C’est parce que Hugo est conscient que tout se tient et aussi, comme il le dit dans le Promontoire du songe, qu’il y a dans la poésie une sorte de monde à part, un monde qui n’est pas et qui est. Elle est là, cette passion de l’impossible, et cette passion-là, c’est la poésie. C’est le moteur de Hugo. La poésie, elle recommence tout le temps, c’est la vie qui reprend le dessus. Et c’est ça qui est merveilleux chez Hugo : il est toujours du côté de la vie. »

« La disgrâce d’être née »

Lors de sa première publication chez Plon en 1988, Appel d’air était entouré d’un bandeau qui clamait : « Pour en finir avec la haine de la poésie. » Comprendre : en finir avec un réel tout rabougri dans lequel nos âmes se dessèchent. L’ouvrage démarrait sur ces paroles drôles et terribles d’un auteur âgé alors de 46 ans : « Il est toujours convenable d’avoir vingt ans. C’est l’âge où une native étrangeté au monde paraît fonder révoltes ou extravagances. D’en avoir le double retire cette sorte d’excuse. » Et plus loin : « Je porte au compte de l’accident la disgrâce d’être née. Quant à mettre un terme à cette vie, c’est trop souvent lui ajouter un sens qu’elle n’aura même pas eu. »

Avec la fin des années 80 sonnèrent la fin des grandes illusions, et le début d’autres illusions, nettement moins réjouissantes : les « autoroutes de l’information », le libéralisme triomphant, le plaisir immédiat. Toujours en 1988, Jacques Ellul écrivait le Bluff technologique, dénonciation d’un discours lancinant sur la technique qui « amène l’homme à vivre dans un univers de diversion et d’illusion, qui se situerait bien au-delà de ce qui était appelé la société du spectacle dans laquelle nous étions il y a encore dix ans. Et il produit enfin une sorte d’entraînement de l’homme dans cet univers, faisant cesser toutes ses anciennes réserves et ses anciennes craintes ».

Ellul et Le Brun mettaient en garde contre une lente anesthésie générale, or voici qu’un quart de siècle plus tard, nous sommes comme des gamins à japper devant la dernière vidéo à la mode sur YouTube, tandis que les horloges tournent à vide dans un vague bruissement de tweets et de bulletins d’information en continu. Sur fond de nullité idéologique et de servitude volontaire, le bluff dénoncé par Ellul a bel et bien « transformé la technique de raison dernière implicite et inavouée en situation de raison explicite et avouée ». Jusqu’aux « élites » intellectuelles dont le champ de réflexion semble parfois circonscrit aux dimensions de leur page Facebook. « J’ai écrit Appel d’air à un moment où je ne pouvais plus respirer, se souvient Le Brun. Ça ne s’arrange pas tellement. Nous voudrions que l’horizon s’élargisse, alors que toutes les perspectives restent bouchées. On essaie de faire passer pour de la subversion ce qui est du pur académisme. On détourne tout ce qui est d’ordre culturel, on désamorce les armes que l’on pouvait avoir. Les discours qu’a suscités la célébration des 150 ans des Misérables sont consternants. »

Bien, alors revenons-y : en quoi la pensée de Victor Hugo est-elle encore opératoire aujourd’hui ? « Certains s’en réclament pour telle ou telle lutte. Mais c’est tout l’horizon qu’il couvre, il est sur tous les fronts, du social au sensible, affirme Annie Le Brun. Et l’évolution du personnage est bouleversante. On voit bien comment, peu à peu, il s’est débarrassé de toutes les entraves idéologiques et comment sa conscience politique a évolué avec cette sensibilité extraordinaire qui lui a permis de voir, en particulier, l’étendue de la misère. Il voit, voyant il dit, et disant il agit. »

« Imbécillité »

Si Hugo est un modèle, en a-t-on produit d’autres du même genre depuis ? « Dans les dernières décennies, pas tellement, grince-t-elle. On a vu des intellectuels user de leurs moyens pour prendre des positions de pouvoir, des intelligences abstraites qui ont entraîné vers des irresponsabilités incroyables : regardez les anciens maoïstes. On peut se tromper. Mais à chaque fois ils ont voulu donner des leçons. Hugo ne donne pas de leçons, lui. » Certes, mais n’a-t-il pas beaucoup varié lui-même dans ses opinions ? « Bien sûr, mais il a toujours été critique vis-à-vis de lui-même. Il l’a d’ailleurs fait de fort belle manière. Voyez son poème adressé à un marquis ami de sa mère (in les Contemplations) dans lequel il écrit : « quand j’étais royaliste et quand j’étais petit ». » Ailleurs, dans ce long poème, Hugo note : « Parce que j’ai vagi des chants de royauté/ Suis-je à toujours rivé dans l’imbécillité ? »

Les Arcs-en-ciel du noir revisitent Hugo à travers son œuvre poétique et graphique. Qu’est-ce exactement que ce noir, et quels sont ces arcs-en-ciel ? C’est d’abord Hugo qui répond : « La lumière est toujours relative aux ténèbres. » Puis c’est Annie Le Brun qui note : « Hugo revient perpétuellement à ces ténèbres comme à autant de répliques souterraines de l’arc-en-ciel, pour y trouver une nouvelle lumière venue des profondeurs qui va irradier une inimaginable palette de perceptions, de sensations et d’impressions inédites, jusqu’à redessiner le paysage dramatique, passionnel, social, politique. »

Le livre est une reconnaissance de dettes à un poète qui « aura pris tous les risques, quand, portée à ce point d’intensité, la question de la forme ne se pose pas sans que la folie soit côtoyée ». Bien sûr, il y a le fameux « Hugo est surréaliste quand il n’est pas bête » d’André Breton. Mais Annie Le Brun fait observer que le grand homme avait répondu par avance dans ses Proses philosophiques : « Je vis et je pense à mes risques et périls, ce qui fait que par moments j’ai l’air d’un imbécile. J’y consens. J’ai la fierté de ma bêtise. »

Réveillons-nous : rêvons, nous enjoint Annie Le Brun. Renouons, écrit-elle, avec « l’éternel mouvement du rêve, lançant ses serpentins des profondeurs de la nuit passionnelle pour faire surgir d’entre leurs dessins notre improbable avenir ».