Le Monde, 10 novembre 1989, par Patrick Kéchichian

Mario Luzi, de l’histoire à l’espérance

Dans l’entretien placé en tête de son précédent recueil publié en France, Mario Luzi, répondant à Bernard Simeone et Philippe Renard, définissait ainsi son rapport à l’histoire : « L’histoire est un message obscur qui passe dans le présent mais n’enseigne pas grand-chose. Cette impuissance de la mémoire à capter la réalité du passé nous contraint à l’inventer constamment dans le futur. Le passé est en transformation à l’intérieur de nous et l’histoire elle-même est une matière en devenir ; elle collabore, par son poids, ses résidus et ses sédimentations plus ou moins obscures à l’intérieur de notre conscience, à l’avènement de ce qui, continuellement, advient. »

Cette vision dynamique de l’histoire, cette dialectique entre son poids d’obscurité et sa « matière en devenir », ce peu de place, enfin, accordé au culte d’un passé figé en lui-même, sont au cœur des deux livres de Mario Luzi, regroupés et traduits par Jean-Yves Masson chez Verdier, Une libation et Cahier gothique. Plus largement, la pensée de la métamorphose perpétuelle, de la succession des phénomènes, donne à l’œuvre entière de ce très grand poète, son sens et son dessein propre.

Né, près de Florence, au début de la Première Guerre mondiale, Mario Luzi a vingt-six ans au seuil de la seconde. Tous les poèmes d’Une libation sont issus de ces années de guerre et de fascisme. Quant aux quatorze poèmes de Cahier gothique, auxquels sont joints deux textes plus récents, ils datent de 1945.

À la différence de bien des livres de poèmes nés de la guerre, Une libation n’est pas un cri de révolte, un acte de foi pacifiste, un appel au combat ou une plainte. Chez Luzi, l’humanisme, la sensibilité vive au malheur et à la souffrance des hommes, sont ordonnés à une vision métaphysique de la vie humaine. L’espérance chrétienne, qui est celle du poète, ne s’est pas pétrifiée, immobilisée dans sa notion dogmatique. Elle demeure cette fragile « deuxième vertu » dont parlait Péguy, qui inscrit l’histoire et le présent – aussi douloureux soit-il – dans un devenir.

« Mais le cœur, où dirai-je qu’il s’est perdu… » Le livre de Luzi est une méditation agissante, œuvrante, tournée vers un univers chargé de signes multiples, instables, qu’il ne s’agit pas tant de déchiffrer que de reconnaître et de nommer. L’admirable poème qui lui fournit son titre donne à l’ensemble du recueil sa tonalité à la fois lyrique et prophétique. Le mot de « libation » (le traducteur justifie ce choix pour traduire l’italien brindisi) évoque l’offrande gratuite, l’hommage fait au temps et à la mémoire. […]

Pourquoi avoir choisi pour titre de la présente édition celui du seul second recueil ? Cahier gothique est, au dire du poète lui-même, « le journal d’un amour d’autant plus exaltant et habité qu’il était nécessaire à l’âme après l’aridité, la peur l’angoisse, la haine ». Son propos, plus élégiaque, est comme la confirmation du mouvement vital, du désespoir dominé qui portaient Une libation.

Nourrie de Dante, de Leopardi et de Baudelaire, la poésie de Mario Luzi – singulièrement dans ce livre, servie par une fort belle et inspirée traduction – atteint une maturité, une profondeur de vérité d’où s’exhale « le délice intact l’anxiété douloureuse d’exister ».