Le Monde, 11 décembre 1987, par Patrick Kéchichian

L’angoisse de Sereni

Un grand poète italien, mort en 1983, et encore trop peu connu en France.

Mort en février 1983, Vittorio Sereni n’a pas encore connu en France la relative fortune littéraire de ses contemporains, Mario Luzi et Giorgio Caproni, ou même celle de son cadet Andrea Zanzotto. En Italie même, son rôle, important mais peu public, à la tête de la célèbre collection de poésie « Lo Specchio», chez Mondadori – où il fut l’éditeur de ses pairs déjà cités, et aussi d’Eugenio Montale, le grand aîné – a un peu éclipsé son œuvre propre.

Né en 1913 à Luino, au bord du lac Majeur, Sereni publie son premier recueil, Frontiera (Frontière) en 1941. Ses goûts poétiques vont alors vers Saba, Ungaretti et Montale. Officier en Grèce et en Sicile durant la guerre, il est fait prisonnier par les Américains en 1943. Des deux années de captivité qu’il passera en Afrique du Nord et qui le marqueront en profondeur, il tirera les proses et les poèmes réunis en 1947 dans Diario d’Algeria (Journal d’Algérie).

Les années de jeunesse à l’ombre du fascisme mussolinien puis l’expérience de la guerre, passée, par force, à l’écart d’un possible engagement dans la Résistance, donneront à Sereni, qui fut le traducteur de René Char, cette forme particulière de conscience historique qui habite l’ensemble de son œuvre.

Le théâtre de toujours

Ce n’est qu’en 1965 que paraît le grand livre de sa maturité. Son recueil majeur, Gli strumenti umani (Les Instruments humains). L’importance de cette œuvre, qui tranche sur les tendances néo-avant-gardistes alors dominantes, ne sera reconnue qu’avec retard.

« Le point d’appui inébranlable de Sereni réside dans sa façon implacable de mesurer vie et mort sous leurs formes quotidiennes, à partir d’une expérience et non d’un savoir », écrit Franco Fortini dans sa solide préface au premier recueil du poète lombard traduit en français par Philippe Renard et Bernard Simeone, Étoile variable, chez Verdier.

« Toi guide-moi, étoile variable, tant que tu peux… » Stella variabile est le dernier livre de poèmes de Sereni, paru deux ans avant sa mort. Fortement pensé et structuré, il rassemble, et parfois fait correspondre, des poèmes de ton et d’inspiration différents. Cette variabilité est contingence. Rien n’assure l’existence de ce qui devrait guider, éclairer et protéger.

Les événements, les circonstances historiques ou intimes participent d’une confusion dont le poète prend acte et qu’il répercute : « Les temps depuis combien / de temps nous donnent-ils tort ? » Et dans Un lieu de vacances, le très beau et long texte central du livre :

C’est le théâtre de toujours,
c’est la guerre de toujours.
La mémoire fabrique des
désirs,
puis on la laisse seule perdre
son sang sur ces miroirs multiples.

Le lyrisme – contenu, bridé – et le souci d’exprimer l’état d’une conscience dans toutes ses dimensions sont présents dans l’œuvre de Sereni, mais soumis à l’examen critique, à une ironie où le poète se prend lui-même parfois pour objet : « Rien de pire, pensais-je, qu’une chose / écrite qui ait pour héros le scripteur… » Pas plus que dans le temps et l’histoire, l’homme n’a sa demeure en lui-même. « Sans humilité ni orgueil / sachant ne pas savoir… », Sereni exprime avec une grande force, sans apitoiement, l’angoisse et l’incertitude qui sont au cœur de l’être et du temps.