Mediapart, 20 août 2012, par Dominique Conil

Leçons de nu : pectoraux, politique et littérature du risque

Jusqu’en 1994, année de la publication de son premier roman, ce Leçons de nu qui paraît en France, Walter Siti était un respectable professeur d’Université, un essayiste et critique réputé, et l’éditeur des œuvres complètes de Pier Paolo Pasolini dans l’équivalent italien de « La Pléiade ». Du jour au lendemain, début de ce qu’il nomme « sa seconde vie », le monsieur aux airs de Raminagrobis devint objet de scandale avec cette autofiction piégée où il usait, avec une belle avance, du procédé utilisé par Houellebecq dans La Carte et le Territoire : Walter Siti est le personnage central du livre de Walter Siti. Mais à travers l’existence de ce prof pisan des années 1980-1990, c’est un portrait corrosif d’une Italie au bord du berlusconisme qu’il dresse, en un violent clair-obscur.

Neuf romans plus tard – Résister ne sert à rien, autour de la domination absolue de l’argent, vient de paraître en Italie –, on s’accorde à reconnaître en lui l’un des écrivains majeurs du pays. Le miracle, avec Siti, c’est qu’il rejoint la littérature en ayant l’air de la quitter, l’émotion en la sabordant avec constance et que s’il ne recule pas devant les scènes chocs, c’est toujours au service d’un propos véritable.

Mieux vaut renoncer à démêler, dans la vie du Walter Siti imprimé, le réel du fictif, ce n’est qu’une arme narrative. Siti indique seulement que bien souvent, ce qui paraît le plus « vrai » aux lecteurs est précisément ce qu’il invente (et tout juste concède-t-il, non sans prudence, que le presque viol d’un bébé, dans Leçons de nu, relevait de l’imaginaire).

Écrire dans l’une de ces démocraties qui « annulent n’importe quel sujet par le bruit », où « la transgression se noie dans le spectacle », où la littérature n’est plus « qu’amélioration du tourisme » ? « La fiction et la réalité ne se distinguent plus, nivelant en un flux unique l’événement. […] Nous nous hâtons de nous approprier les éléments qui nous séduisent et nous consolent, avant de passer à d’autres. Ça vaut pour la littérature comme ça vaut pour le réel. » Contre le flux unique, Walter Siti a opté pour l’» homéopathie », soit le mal par le mal à faible dose.

 

« Mon domaine est celui d’un voyeurisme autodestructeur. »

 

La dose ne paraît pas si homéopathique, à vrai dire, quand on commence à lire Leçons de nu. Walter le dit d’entrée, à 35 ans, le voici attelé à son autobiographie, relatant d’abord sa passion pour le « corps infini » de certains hommes, bodybuildés, cuisses puissantes, « bas sur pattes », visage d’enfant vieilli, obsession qui le mène de revues en marchand de légumes ou ouvrier, jusqu’au bout du voyage Musclor, à Venice Beach. Il drague, il se fait jeter, il effleure dans les transports en commun, il photographie énormément, le « polaroïd n’était pas un prétexte pour l’amour, mais l’inverse ». Prostitué, sportif accompli ou homme marié, peu importe. « L’idéal est quand, sans rien savoir de leur vie, on est pourtant sûr de pouvoir éventuellement les retrouver, passer et vérifier qu’ils sont encore là ; de ce point de vue, ma période « agents de la circulation » fut splendide. »

C’est aussi obsessionnel que sans illusion : « Le culturiste serait comme ces fruits lustrés du supermarché : on a l’impression d’acheter un produit parfait alors qu’on se contente de toujours moins. » Traquant Éros dans les rues sublimes de Pise comme sur l’écran télé, Walter rumine (« dans la littérature italienne, il y a si peu d’autoanalyse qu’on peut augmenter la dose », dit l’auteur) : « L’érotisme facile m’a détruit ; on se regarde et on en vient tout de suite au sexe, moi dessous et toi dessus ou vice-versa, si tu me déçois, j’oublie et j’en trouve un autre. Comme dans les films porno ; une femme s’envoie en l’air avec un amant, le mari les surprend et décide de se jeter dans le tas – des siècles de narration s’évaporent dans un gémissement. »

Mais ce prof à l’Université de Pise, fin connaisseur de Leopardi, n’est pas qu’érotisme homo, poète de « l’insoupçonné quadriceps fémoral ». Il est aussi envieux, sans scrupule, rebelle qui rêve d’être adoubé par ceux-là mêmes qu’il méprise, cruel envers les faibles, surdoué du naufrage social. Et déterminé à dénuder le monde comme les corps : « Mon domaine est celui d’un voyeurisme autodestructeur, que ce soit au lit ou sur une chaire universitaire. » Son univers affectif – hormis une brève passion malheureuse – tient en un triangle : Alfredo, directeur de l’Université, communiste, leader assumé, père fantasmé ; Fausta, sainte laïque ou masochiste ou les deux, mais langue bien pendue et amitié indéfectible ; enfin surtout, cet alter ego hétéro haï et indispensable qu’est Matteo, prof aussi, en route vers la gloire universitaire, arriviste, intelligent, vulgaire, séducteur, d’un cynisme absolu, dont le roman retrace l’ascension. Le mépris de Matteo pour les femmes, toutes « baisées », préfigure assez bien les frasques encore à venir au sommet de l’État.

Matteo, lui aussi, tient à Walter : même si celui-ci tente de le faire plonger dans une affaire de corruption, par esprit de nuisance plus que par morale, il est l’intime faire-valoir, le seul vrai complice. Ils ont au moins la littérature et l’ironie en partage.

 

« Le vide que vous voulez annuler vous détruira. »

 

Walter, au milieu des intrigues de la fac (et il n’est pas le dernier à cancaner), aimerait bien, tout de même, décrocher une chaire. Un peu de reconnaissance dans ce méprisable petit monde universitaire : « L’obligation de vaincre est devenue pour mes collègues une seconde nature », pas d’issue pour ceux qui se spécialisent « dans les petites rebellions sectorielles », pas d’implication : « être quelqu’un est une assurance contre le risque d’être ». « À partir d’un certain âge (en général autour de 27 ans), ils ne refusent aucune promotion, ils n’aiment pas sans espoir de retour. […], le respect de l’éthique devient le modèle d’un « ce ne sont pas mes oignons » généralisé. »

C’est ici que paraît Ruggero. Il est à point nommé la respiration du livre, l’amour dans la réticence, mais l’amour quand même. Walter traversé d’hallucinations brèves et violentes, Walter et ses poèmes, ses plans d’anéantissement, Walter et ses séries télé trouve un vrai souffle, un air de bonheur dans la ferme de Stia, son vent d’hiver descendu du Casentino, ses oliviers et cerisiers marasques, les exigences du travail de la terre, les bols bleus du matin. Ruggero est paysan, son corps est en creux là où Walter aime tant les pleins, il n’est pas très cultivé, peintre du dimanche, d’une radinerie incoercible, il s’entête à appeler Walter « chaton », n’empêche : renâclant et acerbe, c’est aux côtés de cet être mal défendu que Walter contemple un tableau de Masaccio dans une église perdue, et de lui qu’il est aimé.

Aimé tout court, y compris lorsque le temps et la vie substituent la connaissance de l’autre à l’illusion. « De toutes les intelligences possibles, celle qui lui manque le plus est la promptitude à éviter la douleur ; comme rat de laboratoire, on l’éliminerait tout de suite », note Walter qui reste aux côtés de Ruggero quand il n’en évite aucune, de douleur. C’est là le discret noyau dur du livre, même si Walter écrit que « l’affection n’a été qu’un moyen plus tordu de me tromper ». Quant à Matteo, tenant enfin sa parcelle de pouvoir, qui épouse une héritière, il poursuit son dialogue avec l’éternel postulant : « La technologie et le bien-être généralisé sont les grands enjeux du siècle, si tu permets, ils m’enthousiasment plus que vos luttes de classe à l’ancienne. » « Une société qui projette pour elle-même le confort absolu court vers l’autodestruction. Le vide que vous voulez annuler vous détruira », rétorque Walter, dont les positions ne dérangent personne ; l’observateur critique est vite digéré.

Ici même, dans le Club de Mediapart, Martin Rueff, poète, philosophe, enseignant à Paris-VII et à l’Université de Genève, écrivait : « Le berlusconisme survivra à Berlusconi. Il n’est pas tout à fait exclu qu’il l’ait précédé dans l’histoire de l’Italie. » C’est entre autres choses ce que donne à percevoir Siti. Leçons de nu parut quelques mois avant la première arrivée au pouvoir d’Il cavaliere. C’est aujourd’hui le même Martin Rueff qui édite Walter Siti dans la collection « Terra d’altri » chez Verdier. « Hormis la langue, ce qui rassemble les auteurs de Terra d’altri, c’est ce rapport inquiet et inquiétant à la langue d’une communauté à un moment de son histoire », écrit-il. L’inquiet et l’inquiétant sont bien là, on l’aura compris ; quant à la langue, il faut saluer le travail de Martine Segonds-Bauer, la traductrice, qui a su restituer sans lourdeur celle du livre, inventive et complexe, d’une incandescence contenue, et riche de l’immense culture des deux Walter.