La Quinzaine littéraire, 1er mars 2001, par Gilles Quinsat

Encore peu connue en France, sinon à travers des anthologies et des traductions en revue, l’œuvre de Cesare Viviani a pu apparaître, dans sa première expression au cours des années 1970-1980, comme relevant de la pure expérimentation langagière. Pourtant, dès ce moment, comme le souligne Bernard Simeone dans sa préface à L’Œuvre laissée seule, le travail sur les mots ne se contentait pas de renvoyer à une autonomie de l’écriture. Le poème ne se réduisait pas à une constellation de signes évoluant dans un espace sans bord ni dehors. Ce qui pouvait alors apparaître comme abstraction ou maniérisme était aussi ouverture d’une question : celle de l’altérité du monde révélé comme pur lointain, incommensurable au langage qui voudrait le dire.

En ce sens, les titres qui ont suivi, de Prière du nom (1990) à Une communauté des âmes (1997), en passant par L’Œuvre laissée seule, ne constituent pas le versant « spiritualiste » d’une poésie qui aurait laissé derrière elle ses préoccupations formalistes. Ils marquent plutôt l’approfondissement d’une méditation sur ce qu’on pourrait caractériser comme un aveuglement du langage le conduisant à errer – donc à se dire, et à se faire poème – pour désigner au moins la réalité de ce qu’il ne cesse de manquer.

Avec L’Œuvre laissée seule, cette errance trouve son point de départ dans l’expérience de la mort – ou plus exactement, de la disparition d’un ami qui est aussi un prêtre, à vrai dire plus proche des fous de Dieu de la Russie, ou des rabbis exaltés du hassidisme, que des placides curés de campagne. Avec subtilité et une grande précision de langage, Bernard Simeone a su rendre en français les différents registres qui, par de continuelles variations de ton, ne cessent d’intervenir et de se superposer tout au long des huit chants qui composent le poème. De fait, L’Œuvre laissée seule tient à la fois du récit, du poème allégorique (le voyage à travers l’univers et ses éléments), du memento mori. S’il croise en plusieurs points la pensée léopardierme dans ce qu’elle a de plus noir, le livre est aussi un fragment de théologie négative, un art de la mémoire, un recueil d’épiphanies qui tente de répondre à une seule question : où est le passé, quand il est devenu passé ? Cette question, Viviani ne la formule pas directement. Plutôt, il la dilate à l’infini, la dépouille peu à peu de sa dimension strictement humaine pour la projeter jusqu’aux confins de l’univers, jusqu’au point où elle s’affronte à un nom qui n’est pas comme tous les autres, un nom – Dieu – sur lequel semble reposer toute la pyramide inversée du langage.

En son commencement, L’Œuvre laissée seule est bien une déploration, une tentative constamment reprise où le poète-narrateur chante son deuil de l’ami-prêtre. Dans cet exercice de remémoration, l’évocation du mort se confond pour lui totalement avec une part de son enfance, une part de la nature aussi, tellement l’évocation apparaît ici indissociable d’une lumière et d’un paysage qui, pour être à peine esquissé, ramené à une lisière, une route, quelques arbres, n’encercle pas moins les deux protagonistes. L’inertie du corps, le silence de l’ami ne laissent pas intact ce fragment d’univers. Au contraire, ils semblent le restituer à sa rudesse primitive et non humaine. « Le moi finit sous terre et meurt. » L’élan premier du poème pourrait apparaître comme une tentative d’exorciser la disparition, de rassembler à travers un simulacre de présence les vestiges de ce moi désormais hors d’atteinte. Ce n’est pourtant pas cette voie que choisit Cesare Viviani. La remémoration n’est pas chez lui une faculté qui viserait à préserver envers et contre tout ce qui n’est plus du côté de l’humain, et qui a rejoint le monde muet. Elle cherche plutôt, dans son entreprise de questionnement fantasque, voire de délire, à s’illimiter, à se projeter dans un espace où la figure humaine est comme effacée, où le monde se montre dans sa « terrifiante énergie ». L’Œuvre laissée seule se tient là : non pas dans la communauté des hommes, mais sur cette « scène invisible » que Viviani ne cesse d’approcher, à force de négativité.

Dans son Zibaldone, Leopardi écrit : « Les enfants trouvent le tout dans le rien ; les hommes le rien dans le tout. » L’Œuvre laissée seule décrit, d’une certaine manière, la trajectoire de ce renversement. Au fur et à mesure que le poème tourne sur lui-même comme une toupie, les scènes lyriques de l’enfance et de l’adolescence tout comme l’exaltation d’une pure présence au monde se voient renvoyées à une étrangeté sur laquelle le langage ne sait que se refermer, même lorsqu’il s’invoque à travers le nom de Dieu.