Le Monde, 29 juillet 1988, par Marion Van Renterghem

Un funambule anarchiste

Mario Rigoni Stern pourrait être le petit-fils de son héros, le berger Tönle. Né en 1921, l’écrivain est imprégné de son expérience sur le front russe pendant la seconde guerre mondiale, et il offre avec Tönle un reflet anticipé de lui-même, pendant la première guerre. L’histoire de Tönle est celle d’un déchirement. Berger du plateau d’Asagio, il est partagé entre l’amour de son pays et la nécessité de le quitter pour trouver du travail.

La figure centrale du livre, c’est la frontière. Pour nourrir les siens, Tönle ne cesse de traverser la ligne qui sépare l’Italie de l’Empire austro-hongrois. Tour à tour contrebandier, soldat, mineur, colporteur d’estampes, jardinier, gardien de chevaux, il passe et repasse d’un pays à l’autre, en proie aux hasards d’une vie clandestine.

L’horizon cherché, le point de retour, c’est toujours pour lui son village du plateau d’Asagio, sa famille et tout le passé dont ils sont chargés. Il y revient par instinct, périodiquement, à la façon d’un oiseau migrateur. Tel un funambule, en équilibre fragile sur la frontière, Tönle danse sur le fil étroit qui rattache sa vie présente à ses souvenirs.

Traverser la frontière, c’est aussi franchir les seuils de la nostalgie et de la mémoire, voir défiler son existence. C’est encore transgresser un interdit, aller au-delà de la limite autorisée, s’inscrire en hors-la-loi. La mobilité incessante de Tönle témoigne de sa marginalité anarchiste, et elle révèle une inquiétude. Car l’épopée de cet homme seul, ses croisades dérisoires finiront dans un monde réduit à néant par la guerre de 14-18. Seul avec ses moutons, Tönle contemplera une dernière fois le plateau désolé et repassera la frontière avant de mourir.

Néo-réaliste, proche des premiers romans de Calvino, Mario Rigoni Stern se défend de tout sentimentalisme. D’une froideur insistante, son livre semble vouloir prouver la terrible monotonie des tragédies. Mais, comme Tönle, le lecteur est invité à passer la frontière, à franchir le seuil du récit et à découvrir l’intérieur d’une conscience : l’envers du regard habituel sur les choses.