Le Soir, 10 septembre 2010, par Jean-Claude Vantroyen

Volodine révèle ses avatars, Bassmann et Draeger. Leurs trois romans post-exotiques viennent d’être publiés ensemble.

Antoine Volodine, on s’en doutait sans pouvoir l’affirmer, c’est une trinité : la rentrée littéraire le prouve. Derrière Lutz Bassmann et Manuela Draeger, qui ont déjà quelques titres sous leurs noms, c’est bien Antoine Volodine qui se cachait. Aujourd’hui, l’écrivain français sort du mystère de sa trinité en dévoilant ses hétéronymes, petite campagne média à l’appui, organisée de concert par les éditeurs, Seuil, Verdier et L’Olivier, qui se sont concertés pour publier, en même temps, les romans de ces trois écrivains « post-exotiques » en un. Auxquels il faut ajouter Elli Kronauer, un autre avatar, qui ne participe pas à cette rentrée.

Post-exotisme anarco-fantastique : c’est le courant littéraire auquel Volodine a dit appartenir en réponse à une question d’un journaliste. De cette pirouette, post-exotisme est resté. Avec son cortège de formes littéraires : histoires courtes, narrats, entrevoûtes, leçons, haïkus… Et ses univers d’enfermement, de révolution ratée et d’espoir quasi abandonné, de vies imaginaires et de camarades aimés…

D’ailleurs les Écrivains d’Antoine Volodine sont prisonniers, murmurent et ressassent leurs textes, inlassablement, comme des mantras qui ne prendraient vie qu’une fois serinés : Mathias Olbane tenté par le suicide, Linda Woo, Nikita Kouriline l’analphabète, Marie Trois-Cent-Treize, qui est déjà morte… Volodine, lui, sort de la clandestinité, révèle ses avatars, prend le micro de l’interview. Paradoxal, non ?

« Il faut bien sûr établir une différence entre la fiction et le réel, répond-il. Les écrivains mis en scène dans le roman se situent au bas de l’échelle sociale ou même de l’échelle organique. Je ne me reconnais pas dans cet état de délabrement total et, même si je me sens très proche de mes personnages, je ne prétends pas épouser leurs aventures désastreuses. Dans le monde éditorial contemporain, la clandestinité est invraisemblable, ou alors, la plupart du temps, elle correspond à une tactique commerciale. Je me sens étranger à ce genre de calculs. Je défends mes livres, mes personnages, les écrivains post-exotiques qui sont pour moi des sœurs et des frères d’écriture. Hélas, faire paraître des textes, aussi impressionnants soient-ils, ne suffit pas. Le contexte éditorial exige une présence physique de l’auteur pour que les livres aient une petite chance d’être mis en contact avec leurs lecteurs. C’est ce que je fais à cette rentrée d’automne 2010 : accomplir une sorte de mission de combat pour que nos livres post-exotiques trouvent leur public. »

« Je les représente »

Dans Les aigles puent, Lutz Bassmann fait parler un homme, Gordon Koum, dont le village a été englouti dans un étrange goudron par une guerre continue. Il s’adresse à sa famille, ses amis, leur raconte des histoires, tente même de les faire rire dans une suite étonnante de rêves noirs. Noirs comme la suie des Onze Rêves de suie de Manuela Draeger, où des enfants meurent dans un incendie après la « Bolcho Pride » et se souviennent du monde d’intolérance qui fut le leur et des histoires que leur racontait la Mémé Holgolde.

Un même monde, noir de noir, avec, de temps à autre, des éclairs de sourires, vite réprimés. Une écriture plus brutale chez Bassmann, plus lyrique chez Draeger, mais toujours très travaillée, utilisant la répétition, l’incantation, le dialogue décalé, toujours surprenante et envoûtante.

« Mes écrivains imaginaires et moi, nous avons l’habitude de nous réclamer d’un fonds romanesque commun, d’une rumination collective de nos histoires, d’une élaboration concertée, d’une création chorale, en quelque sorte symphonique, dit Volodine. Dans cet esprit, nous attachons peu de prix à la signature. Mais chacune de nos personnalités s’exprime avec force et, rapidement, une de nos voix l’emporte sur les autres. Alors il devient clair que le livre sera un Bassmann, un Draeger ou un Volodine. »

Aujourd’hui, toutes ces voix se rejoignent sous la seule photo de Volodine. « Je sais que ces textes, nos romans, s’adressent à un large public et pas du tout à une petite communauté de fanatiques. Nos romans méritent qu’on fasse un effort pour les faire connaître. Il faut donc accepter de les promouvoir au mieux. Je n’ai pas souhaité entretenir une confusion sur la réalité ou l’irréalité de Manuela Draeger et de Lutz Bassmann. Ce sont bien des personnages imaginaires. Leur existence, comme, au fond, pour tout écrivain digne de ce nom, se réduit à leurs livres. Je les représente, je suis leur porte-parole. Il n’y a aucune supercherie dans cet événement. Et bien sûr, si les journalistes demandent une photo de presse, seule la mienne est disponible. Je le regrette, mais c’est comme ça. Ce n’est pas moi qui invente les règles du jeu médiatique. »