Les Inrockuptibles, 1er septembre 2010, par Emily Barnett

Auteur singulier depuis la fin des années 1980, Antoine Volodine agite cette rentrée en publiant trois romans simultanément, sous trois noms différents. Une utopie politique ?

Ne lui dites pas « tu », mais « vous ». Non par un quelconque réflexe de politesse. Entrer en conversation avec Antoine Volodine, c’est mettre de côté une certaine conception de l’interview, pour admettre que l’homme qui se tient devant vous n’est pas un écrivain, mais plusieurs. Aussi, rien n’est plus vrai que de dire que notre interlocuteur a techniquement écrit trois romans, sous trois noms différents, dont la parution simultanée fait figure de happening éditorial dans cette rentrée littéraire. Pour autant, rien ne serait plus inexact que d’affirmer qu’il s’agit là de pseudos : Manuela Draeger et Lutz Bassmann doivent être lus et considérés comme deux écrivains à part entière, au même titre que Volodine lui-même.

Si depuis ses débuts en littérature, dans les années 1980, Antoine Volodine s’est forgé la réputation d’écrivain inclassable, ce n’est pas dû seulement à la noirceur radicale de son univers – ses romans décrivent presque toujours un monde d’après l’Apocalypse, à laquelle n’a survécu qu’une poignée d’éclopés essentiellement constituée d’écrivains. S’il est hors norme, c’est aussi parce qu’il a inventé à lui seul un système de production littéraire, une autre manière d’écrire des livres : « L’idée d’une communauté d’écrivains imaginaires a d’abord pris forme dans la fiction, dans les années 1990. À partir des années 2000, ces figures d’auteurs inventées ont basculé dans le monde réel et ont commencé à exister dans le monde éditorial. »

Ceux qui sont familiers de l’œuvre de Volodine savent ainsi que Draeger et Bassmann n’en sont pas à leur premier livre. La première a « publié » plusieurs romans de jeunesse à L’École des loisirs (tout comme Elli Kronauer, autre hétéronyme de l’écrivain), et le second est l’« auteur » de deux romans aux éditions Verdier. Gonflé, inédit, ce système éditorial en éclipserait presque l’œuvre qu’il recouvre si celle-ci n’était pas si puissante : chez Volodine, la dispersion identitaire a pour effet de renouveler une idée fixe, ouvrant dans le sens d’une grande littérature obsessionnelle.

Onze Rêves de suie et Les aigles puent s’ouvrent tous deux sur un même paysage de cendres, restes d’une civilisation persécutée, puis consumée par une guerre abstraite. L’un raconte le putch raté d’une jeunesse révolutionnaire condamnée à brûler dans les flammes. L’autre s’attachera à l’errance d’un homme au milieu d’un ghetto dévasté par une bombe. À partir d’un état de veille étrange (le « Bardo ») propre à ces survivants, la fiction se déploie alors en souvenirs, hommage aux morts, récits d’anticipation et humour du désastre, formant un terreau romanesque à la croisée de l’histoire, de la science-fiction et de la prose poétique. Pour Volodine, « il s’agit d’explorer l’échec des révolutions du 20e siècle, ainsi que ses abominations totalitaristes et génocidaires. Mais cela doit passer par une onirisation de l’histoire ». Dans Écrivains, on retrouve cette féerisation du pire, à travers l’introspection de sept anciens révolutionnaires incarcérés, écrivains malades et délirants qui formaient déjà le socle du roman Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze. Volodine parle d’une « littérature de prison » : « Leurs voix se réfèrent à la même expérience, la même vision du monde, la pensée politique d’extrême gauche, anarchiste et égalitariste. » Écrivains se réfère explicitement à l’idéologie communiste comme idéal, sa mise en échec par l’histoire, mais cela n’en fait pas pour autant un roman engagé. Volodine préfère évoquer « une parole inutile et imaginaire », qualifiée aussi de « post-exotique » : « Je ne crois pas à l’idée d’une littérature utile, comme outil pour changer le monde. Il me semble que le combat est nécessaire, mais qu’il est perdu. C’est pour ça que « nos » romans sont du côté d’une littérature de la déploration, qui se garde bien de donner des slogans ou des conseils. »

L’écrivain et ses deux avatars sont plutôt du côté « des perdants et des losers », de ceux qui ont vu mourir leurs idéaux et leurs rêves de révolution : « L’interrogation qui court depuis toujours dans « nos » livres, c’est pourquoi le peuple ne descend-il pas dans la rue avec des faux, des pics, des mitrailleuses, pour tout déboulonner ? Pourquoi les masses n’ont-elles pas réussi à faire ce qu’elles auraient dû faire ? »

À son échelle de romancier, Volodine parvient, lui, à accomplir une petite révolution. Il ne faut pas voir dans la triple publication initiée avec ses éditeurs une supercherie marketing éphémère. Pas plus qu’il ne s’agit d’une planque, d’un pied de nez à la Romain Gary/Émile Ajar, ou d’un découpage esthétique façon Pessoa – les deux auteurs ayant aussi usé avec passion de l’hétéronymie.

Chez Volodine, l’intention est tout autre et, pour ainsi dire, politique : « Avec ces trois livres, « nous » voulions rendre visible une communauté d’écrivains qui travaillent sans rivalité, qui mettent tout en commun sans préoccupation auctoriale. » Autrement dit : détruire l’idée de l’écrivain tout-puissant, individualiste et potentiellement jaloux de la création des autres, au profit d’un édifice romanesque collectiviste. Une utopie politique appliquée à la littérature, en somme.