L’Humanité, le 2 septembre 2010, par Alain Nicolas

« À la place de l’écrivain tonnant et souverain, il y a une communauté »

L’événement de cette rentrée littéraire pourrait être la parution de trois livres attribués à des auteurs « post-exotiques » dont Antoine Volodine se donne comme le porte-parole. Rencontre avec un créateur d’univers et de littérature.

Il a créé un des univers les plus forts et les plus originaux de la littérature de langue française. Il est étudié dans les universités du monde entier, sujet de colloques savants dont le dernier s’est tenu en juillet à Cerisy (Manche). Mais il a su rencontrer un large public, ce dont témoigne le prix du Livre Inter reçu en 2000. Son nom, Antoine Volodine, ne le résume pas. Il se veut la voix d’un collectif d’écrivains qui a créé, en un temps difficile à situer, mais postérieur à la défaite du communisme en Europe de l’Est, et même après une catastrophe écologique planétaire, une littérature. Ruminée par des prisonniers pendant des générations, effet des contraintes de l’aveu et des nécessités de la transmission, elle porte la parole d’un espoir perdu, mais, qui sait, qui peut renaître. Cette entreprise de dispersion de la notion d’auteur dans la multiplication de ses possibilités d’écriture questionne toute la littérature. Elle est présente cette rentrée sous les signatures de trois auteurs. Rencontre avec Antoine Volodine, qui parle en leur nom.

Cet automne, paraissent trois romans signés par des écrivains appartenant à ce que vous avez appelé la littérature post-exotique. Pourquoi cette simultanéité ?

Antoine Volodine : Elle existe depuis longtemps, puisque Manuela Draeger publie depuis dix ans à L’École des loisirs, un éditeur de littérature pour la jeunesse, et que Lutz Bassmann publie chez Verdier depuis deux ans. L’existence simultanée de plusieurs auteurs « post-exotiques » – utilisons le mot pour y revenir ensuite – est assumée depuis une douzaine d’années, puisque j’ai publié en 1997 un livre intitulé Le Post-Exotisme en dix leçons, leçon onze, un ouvrage collectif. L’intention, pour cette rentrée, est d’assumer pleinement ce qui l’était de façon discrète et pas assez claire : l’existence d’une littérature écrite en commun, venant d’un collectif d’auteurs.

Mais on retrouve dans Manuela Draeger un esprit qui reste celui de la bande d’enfants…

C’est sa singularité. Elle est tentée par un fantastique lié à l’enfance. Ce sont des contes pour jeunes bolcheviques. L’intérêt porté à des personnages est que ce ne sont pas vraiment des enfants, mais des préadolescents. Ce groupe central fait de très jeunes, il y a un intérêt porté à la grande jeunesse et à l’extrême vieillesse, puisqu’on y retrouve la Mémé Holgolde, une vieille immortelle. Un type de personnage qu’on trouvait beaucoup dans Des anges mineurs. C’est une résurgence d’écrits de Volodine à Manuela Draeger. Depuis longtemps, j’explique que ces voix différentes échangent leurs expériences littéraires, leurs mondes, leurs visions. Il n’y a ni copie ni plagiat, mais la démonstration qu’existe une base commune utilisée par une communauté d’écrivains pour tous ces livres.

Cette base commune, c’est cet univers que vous avez appelé « post-exotisme »…

C’est un terme de hasard que j’avais forgé, dans le courant des années 1990, dans un moment de dérision, terme plus canularesque qu’autre chose. Mais la notion ne l’est pas. Elle est profondément ancrée dans un projet littéraire. On peut définir ce fonds commun comme quelque chose où une fiction stable se retrouve en permanence confrontée à la mémoire du lecteur, celle des écrivains qui participent à cette élaboration littéraire, qui est celle du présent, mémoire du passé très fortement ancrée dans les catastrophes et les espoirs du 20e siècle. On est dans quelque chose qui n’est pas du tout de la fiction, mais qui est notre histoire humaine et politique, à partir d’un lieu de fiction qui est la prison où sont enfermés les écrivains, qui vont ruminer et utiliser un matériau, celui qu’on vient de définir, à partir de quoi on va avoir une transgression, une évolution vers de la fiction, mais une fiction toujours unifiée par ce qu’elle met en scène, la même expérience politique et humaine qui est celle de l’incarcération et de la défaite.

C’est aussi la dispersion de la figure centrale de l’écrivain, personne isolée, mettant tout en place à partir de sa tête. Elle est niée, dissoute, ou, pour employer un mot à la mode, déconstruite…

Elle est aussi reconstruite, dans la mesure où, à la place de l’écrivain tonnant et souverain, il y a une communauté. Avec cette prétention, assumée différemment, de transformer le monde par le rêve, par la fiction. Parce que cette parole vient d’un enfermement physique et mental. Cette situation et les conditions de la création, qui sont le murmure, l’échange, le fragment, sont reflétées dans les histoires racontées d’un livre à l’autre. Dans Écrivains, on voit comment est perçu ce statut. Ce sont des individus face à leur destin qui prennent la parole, racontent des histoires, sont en contradiction complète avec l’écrivain médiatisé d’aujourd’hui ou avec le bohème alcoolique génial du 19e siècle. Ces figures contournent, dépassent la figure de l’écrivain. Ce sont des gens qui ont un pistolet sur la tempe et qui, avant leur suicide, ou à sa place, content. C’est un type qui va être tué par des fous, qui se rappelle les moments d’écriture de sa très petite enfance, ou c’est Maria Trois-Cent-Treize qui parle dans la mort. Ces auteurs post-exotiques vivent l’écriture de formes plus orales qu’écrites, qui renvoient à des images très distinctes de cette image d’écrivain qu’on a en tête.

L’écrivain Bogdan Tarassiev est celui qui a le parcours littéraire le plus classique. Il a commencé par des polars, puis de l’anticipation et cela induit des réflexions assez drôles sur la littérature de genre…

En fait, je voulais parler sur le mode satirique du destin d’un écrivain qui a une pratique des noms tout à fait inhabituelle, puisque tous ses personnages finissent par porter le même nom, ce qui crée de la confusion dans sa lecture sans nuire à la narration. Un écrivain dont le génie n’empêche pas qu’il sombre dans l’oubli et n’existe que dans une émission médicale sur le psoriasis, dont il est l’invité par erreur.

Les temporalités historiques sont totalement brouillées. Dans un récit, on peut dater le début des faits de 2020 et leur fin de 2050, le tout étant raconté en 2100, mais tout pourrait se produire aujourd’hui…

L’une d’elles est très précisément datée, ce dimanche d’exécutions, le 27 juin 1938. Mais les autres sont totalement déréalisées pour entrer de plain-pied dans un univers de fiction et de rêve. C’est un effet classique du post-exotisme. On conserve toute liberté pour dire la vérité si on l’insère dans la fiction. D’abord, tous les livres ne se réfèrent pas à la même époque. C’est une projection de la mémoire du passé, de leur présent, dans des futurs différents. C’est une vision onirique du présent. Les dates ne comptent plus. Ce qui compte, ce sont les résonances avec notre vision du présent.

Le terme de post-exotisme est presque contemporain de celui de postmodernisme…

Pourtant, il n’est pas une réaction à ce concept. C’est une littérature profondément ancrée politiquement, idéologiquement, humainement, dans le réel du 20e siècle et dans la vie et qui a suivi l’évolution du monde, puisqu’on peut considérer que ces écrivains emprisonnés ont vécu le basculement. Pour eux, ce n’est pas la fin des utopies, ils ont vécu ce qu’on appelle les utopies de l’intérieur, ils y restent fidèles, mais depuis la prison et par écho, ils ont assisté à l’évolution du monde, ce qui fait que les fictions sont ancrées dans la mémoire historique du 20e siècle. Elles sont ancrées dans le présent, dans une mémoire active aujourd’hui qui a pris en compte l’immense défaite qu’est la fin de l’URSS, qui devient quelque chose qui éveille la nostalgie. Il y a une grande nostalgie dans Onze Rêves de suie, où l’on voit ces personnages au milieu des flammes qui écoutent un vieux disque d’une voix lyrique soviétique, qui a réellement existé, celle de Lioudmila Zykina. Elle est morte presque au même moment que Michael Jackson, en juillet 2009, ce qui fait qu’on n’en a pas dit un seul mot.

Il y a à la fois un vocabulaire de lutte des classes et un discours écologique…

Bien sûr. L’espèce humaine s’est elle-même mise en danger d’extinction et la planète ne s’en porte pas si mal. Dans les contes de la Mémé Holgolde, chez Manuela Draeger, l’éléphante traverse une planète où l’espèce humaine ne compte que quelques survivants, et c’est une planète tranquille.

Oui, il y a trois cents humains, dont une dizaine de communistes, ce qui fait une proportion énorme !

Évidemment ! Plus sérieusement, on reste dans une tradition internationaliste qui veut que les luttes soient toujours placées dans une perspective globale, d’aller vers l’homme nouveau, vers l’avenir de l’humanité.

Dans beaucoup de vos livres, les frontières sont floues entre l’animal et l’humain…

Depuis toujours, mais sur des modes différents. La proximité entre humain et animal venait du fait que de plus en plus les humains se réclamaient d’une sous-humanité parce qu’ils étaient rejetés par les Maîtres, parce qu’ils se sentaient eux-mêmes pratique pour porter un regard sur le reste du monde. Ce peut être un regard critique, mais aussi ironique ou tendre, sur les erreurs de l’humanité. Le statut animal permet ainsi de donner des avis sans donner de leçons. D’émouvoir, de faire réfléchir, de bouleverser, d’inciter à la révolte, oui, mais sans donner de leçons. Or, l’écrivain, d’une manière générale, et pas seulement dans la littérature engagée, donne des leçons. Un des soucis est de faire naître l’émotion et la pensée sans diriger le lecteur. Suggérer une solution en prenant la parole, pour un écrivain, c’est manipuler. C’est quelque chose que je refuse, que nous refusons.

N’y a-t-il pas aussi un plaisir poétique dans le compagnonnage avec l’animal, jusqu’à créer des personnages un peu hybrides ?

Il m’est assez facile, naturel, d’approcher ces personnages mi-humains mi-animaux. Cela vient de l’enfance, des contes. C’est net chez Manuela Draeger, mais depuis longtemps cette porosité est présente chez tous. Les animaux ne sont pourtant pas tous positifs. Les oiseaux peuvent représenter la beauté, mais aussi être inquiétants, voire néfastes, comme le suggère le titre de Lutz Bassmann Les aigles puent. Mais, poétiquement, il est très agréable de faire apparaître un oiseau magnifique qui est aussi une femme magnifique.

Vous aussi, vous avez une pratique des noms bien particulière, qui reflète la diversité du collectif post-exotique, mais avec des clins d’œil, puisque certains s’appellent Togliatti ou Plissonnier…

C’est très rare. On peut avoir de petits clins d’œil, mais ce n’est pas un système. L’anthroponymie, pour employer un mot savant, des écrivains post-exotiques, fonctionne en dehors du réel, mais pas du vraisemblable. On a des types de construction de noms qui pourraient renvoyer un peu à des communautés linguistiques sans y exister réellement. On voit beaucoup de noms terminés par « chvili » ou « jian ». par exemple. Il ne s’agit pourtant pas de renvoyer à la Géorgie ou à l’Arménie, mais d’utiliser la beauté des noms, de chercher à en faire naître une émotion. À partir des années 1990, j’ai travaillé pour que les noms soient très prononçables, harmonieux, tout en étant improbables

Ils renvoient à des aires géographiques…

Majoritairement à l’aire turco-mongole. Il y a un déplacement volontaire vers l’Est, vers l’Asie centrale. Et les noms qui renvoient à la Chine sont peut-être les moins inventés, parce que c’est une pratique à Hong-Kong ou à Macao d’associer des prénoms occidentaux à des noms chinois. Ce mélange est très beau.

On pourrait penser à un univers abstrait, idéologique, alors qu’il est très concret, même sensuel, avec la présence du chaud, du froid, des fluides, des odeurs, la sensation de la posture…

J’évacue ce qui est abstrait, théorique. C’est hors de ma compétence même si, parmi les genres post-exotiques, il y a la leçon « qui est une proclamation politique très lyrique, sans prétention à la vérité. C’est un jeu sur un type de discours, mais assez marginal. Je travaille sur l’image. Un livre ne commence à fonctionner que si on peut être à l’intérieur d’une image, laisser se développer tout ce qu’elle peut porter d’impressions, de sensations, suivre le personnage à l’intérieur de ce monde. Sans plan préétabli.

Quels rapports entretiennent les trois livres qui paraissent en ce moment ?

Ils expriment d’abord la singularité de l’auteur qui est sur la couverture. Le fait qu’ils paraissent ensemble dit autre chose : l’amitié littéraire entre les trois, la cohérence dans l’affirmation de la vitalité de cette littérature venant d’ailleurs. C’est une heureuse coïncidence que le livre signé Volodine s’intitule Écrivains.

Cela n’a rien à voir avec ce que représentent les hétéronymes d’un auteur comme Pessoa ?

On peut parler d’hétéronymes, mais tout dépend du contexte. Les deux intentions sont très différentes, comme l’expérience même d’existence parallèle de plusieurs auteurs. Pour Pessoa, c’était un petit théâtre personnel qui s’est surtout animé après sa mort, tandis que je suis obligé d’animer quelque chose de très public, Je suis obligé de dire « je », « nous » , « ils », « elle ». Être un collectif, c’est très délicat.