Politis, 28 septembre 2006, par Christophe Kantcheff

En bonne marche

Participant du renouveau de la littérature italienne, Vitaliano Trevisan publie Les Quinze Mille Pas. Un roman labyrinthique, dangereux et entêtant.

La littérature italienne contemporaine serait-elle nulle ? Très sûr de sa science, dans la lignée du Désiré Nisard démoli par Éric Chevillard (voir Politis nº 917), Dominique Fernandez diagnostiquait, il y a peu, le « vide » et le « désastre » des lettres italiennes. C’est ce que rappelle Vincent Raynaud dans La Nouvelle Revue française de juin, dans un article qui constitue une forme de réponse à Fernandez : « Le renouveau de la fiction italienne ». Parmi les nouveaux auteurs évoqués : Vitaliano Trevisan. L’un de ses romans les plus salués en Italie, Les Quinze mille pas, paraît aux éditions Verdier. Dominique Fernandez peut aller se recoucher.

D’emblée, chez Vitaliano Trevisan, saute aux yeux la présence d’une langue (restituée remarquablement par Jean-Luc Defromont). Une écriture compacte, au rythme rigoureux, ne dédaignant pas la répétition et les circonvolutions, mais sans baroquisme, et un tempo plus entêtant qu’obsédant. C’est le débit du narrateur et la manière dont son esprit avance, s’interroge, se heurte à la logique des faits qui se cachent derrière les mots.

C’est aussi sa façon de marcher. L’intrigue, en effet, se résume ainsi : le narrateur se rend à pied de bon matin à l’étude de son notaire où il a des affaires à régler, bien qu’il ait, dit-il, un énorme travail à accomplir, soit le classement des papiers de son frère. Mais le narrateur ignorant la ligne droite, le temps de son parcours constituera le temps du livre, il va ainsi accomplir « quinze mille pas ». S’il a pris pour habitude de compter ses pas lors de chacun de ses trajets, c’est sans doute pour étayer son existence de repères solides. Car pour le reste…

Le reste ressemble à une immense confusion labyrinthique, dominée par une noire trilogie : la mort, la disparition, le vide. On comprendra vite que le narrateur de Vitaliano Trevisan est un survivant. Ne serait-ce que de la mort de ses parents quand sa sœur, son frère et lui étaient enfant. Mais peut-être de plus grave encore. Or, la survie a un prix.

Ce coût-là est au cœur des Quinze mille pas. Le narrateur de Trevisan le paie plein pot. Ses ressassements, son intransigeance, ses ressentiments et ce qu’on devine peu à peu chez lui de mythomanie défensive en font un personnage bernhardien. Et comme chez le grand écrivain autrichien, le tout est assorti d’une bonne dose d’humour, méchant de préférence, et d’un désespoir radicalisé.

Le lecteur tiendra peut-être ce marcheur fou à distance, fasciné par son obsession à se persuader de rester vivant. Mais il risque d’être plus troublé. Car il peut y reconnaître aussi, exacerbées, c’est-à-dire libérées, ses propres angoisses. Exactement comme dans les tableaux de Francis Bacon, très présent ici. Preuve de sa qualité, Les Quinze Mille Pas est un roman dangereux : on ne sait vraiment pas où il peut nous mener.