Tageblatt, 27 juillet 2006, par Corina Ciocârlie-Mersch

Un dernier bateau pour l’Istrie

En signant ses Trois Orients, Claudio Magris admet que le voyage même le plus passionné, est toujours pause, fuite, trêve de véritable risque. Revenir chez soi, c’est retrouver un monde adulte, menaçant, envahissant – celui qu’évoque aussi le final de ce magnifique récit, récemment réédité, d’un autre Triestin : L’Île de Giani Stuparich.

Le parcours de Giani Stuparich – né en 1891 d’une mère juive et d’un père istrien d’origine slave et autrichienne, dans le grand port de l’Empire habsbourgeois qu’était alors Trieste – représente la quintessence même de ce qu’on appelle un « écrivain de frontière ». Resté longtemps inédit en France, il a été découvert à la fin des années 8o grâce, entre autres, à Christian Bourgois et à la collection « Terra d’altri » de chez Verdier, fondée par Philippe Renard et Bernard Simeone.

Ayant fait ses études aussi bien à Florence qu’à Prague, où il devint l’ami de Masaryk, futur président de la République tchécoslovaque, Giani Stuparich s’est formé dans un creuset de nations en ébullition. Interventionniste, il rejoint, avec son frère Carlo, les troupes italiennes au début du premier conflit mondial, devenant par là même déserteur aux yeux des Autrichiens. Acculé à la reddition, Carlo se suicide pour ne pas tomber aux mains de l’ennemi. Giani, fait prisonnier, sauve sa vie sous une fausse identité. Conversation avec mon frère est la poignante évocation de ce tragique épisode.

Par sa mère et par sa femme, Stuparich appartient à la communauté juive de Trieste (qui a donné notamment Italo Svevo et Umberto Saba) : en 1944 tous trois seront internés par les SS dans un camp de la mort, la Risiera di San Sabba, mais seront libérés grâce à l’intervention des autorités italiennes. Trieste dans mes souvenirs, publié en 1948, apparaît non seulement comme une autobiographie mais comme le portrait de toute une génération d’intellectuels triestins, particulièrement sensibles à la crise de la conscience européenne.

Le chef-d’œuvre de Stuparich est un bref récit d’inspiration autobiographique, L’île, paru en 1942 chez Einaudi et publié aujourd’hui en poche par les éditions Verdier, dans la très belle traduction de Gilbert Bosetti. L’île est celle de Lussinpiccolo, au large de l’Istrie. Un homme atteint d’un mal incurable convie son fils à un dernier périple vers ce lieu mythique des origines – et de l’adolescence de l’auteur.

Entre mer et terre, deux êtres liés par le sang s’interrogent sur la naissance, la mort et la persistance de la mémoire. À l’appel du père, le fils a quitté ses chères montagnes pour s’embarquer sous « un grand ciel pâle à l’intense lumière ». Sur le pont du bateau, des gens respirent et circulent tranquillement, comme autant d’acteurs imprudents qui joueraient leur rôle sur l’avant-scène sans avoir assuré leurs arrières. Car, commente le fils, à la fois débordant de tendresse et inconsolable d’avoir à assister au dernier baisser de rideau, « n’y avait-il pas, embarqué sur ce même paquebot, un voyageur qui portait en lui la mort ? La mort, nichée dans son œsophage, à la hauteur de la troisième côte ».

Aux yeux du fils, le père est toujours apparu comme « un dieu, puissant, le visage lumineux, la voix retentissante, avec des manières de conquérant : droit, simple, gai ». Au-delà de l’inévitable nostalgie des choses passées et perdues, ce corps aujourd’hui fatigué, jadis solide tel un navire bien construit, sécrète un bien-être incommunicable, sorte d’« angoisse voluptueuse qui fait qu’on préfère rester seul, sans parler, à l’écoute de ce qui fermente en soi ».

En remontant le long de la côte, d’un écueil à l’autre, le fils se dit que la paix du port n’est qu’illusion, quand la réalité est là au large, dans la lutte ouverte et sans trêve. Le caractère du père, solitaire mais solaire, ne fait que reproduire à échelle humaine la dose de courage et de ténacité dont est formée la substance même de l’île, « cette poignée de terre, au milieu des fureurs et des caprices d’un élément indomptable, continuellement menacée de désagrégation, arrachée à son sous-sol et entraînée au large allégrement comme une carcasse poreuse ».

Pour Magris aussi, les lignes de frontière sont des lignes qui traversent et entaillent un corps, des rides ou des cicatrices qui séparent quelqu’un non seulement de ses voisins mais aussi de lui-même. Cette empreinte est d’autant plus saisissante dans les parages de Trieste, où la ligne de démarcation entre mer et terre marque « le passage d’une vénitianité ouverte et maritime à une Mitteleuropa continentale et problématique, grandiose et mélancolique laboratoire du malaise de la civilisation, spécialisé dans le vide et la mort ».

Durant plusieurs siècles et sous diverses dominations, de Venise à l’Autriche, de l’Italie à la Yougoslavie de Tito, les îles de Cherso et Lussino – qui coupent verticalement le golfe de Kvarner et en sont le cœur – ont maintenu leur identité plurielle et leurs liens avec l’Istrie. Après la couronne d’îlots qui les bordent au sud s’ouvre tout simplement – l’expression est encore de Magris – « une autre mer, un autre monde ». Une ouverture-fermeture qui permettra au narrateur du récit de Stuparich d’accoster après avoir traversé cinquante fois l’Atlantique et de conclure avec un sourire d’infinie tristesse : « L’homme né sur l’île était fait pour courir le monde et ne revenir qu’à la dernière extrémité. »