Le Point, 26 août 2010, par Marc Lambron

Antoine Volodine tombe les masques

C’est peut-être l’un des événements de cette rentrée littéraire. L’écrivain Antoine Volodine jette le masque et nous apprend qu’il écrit depuis des années sous plusieurs identités. Outre la sienne propre, il a signé divers ouvrages sous les noms d’Elli Kronauer, Manuela Draeger, Lutz Bassmann. Et, comme pour joindre l’acte à la révélation, il utilise dans une même rentrée littéraire trois de ces alias pour publier trois romans chez trois éditeurs différents. Cette passion de l’hétéronymie a de beaux jours derrière elle : des auteurs aussi différents que Stendhal, Pessoa, Borges ou Romain Gary l’ont autrefois pratiquée. Il s’agit parfois de brouiller les pistes, parfois de multiplier les occasions d’être reconnu. Dans les programmes qui accompagnent ces trois livres, Volodine semble plutôt pencher pour la figure d’un collectif d’écriture, risquant le néologisme « un auteurs » pour bien marquer qu’il écrit sous le régime du pluriel incorporé.

Sous le titre Les aigles puent, Lutz Bassmann nous montre chez Verdier un homme, Gordon Koum, qui revient dans une ville détruite. Tous les siens ont péri sous les décombres. Lui-même, irradié, semble condamné. Mais il garde assez de force pour s’adresser à sa femme, à ses trois enfants, à ses camarades disparus. Ce sont des fables étranges, les historiettes d’une Apocalypse singulière. On y suit une humanité nomade vivant selon la fraternité mondiale « des intouchables, des fourmis, des Untermenschen et des freaks ». On se dit que Lutz Bassmann a lu Edgar Poe et Gombrowicz. Le plaisir de fabuler, de conter s’accompagne ici d’un sens très sûr du désastre.

C’est un trait partagé avec Manuela Draeger, auteur des Éditions de l’Olivier. Dans Onze rêves de suie, on voit des jeunes gens se retrouver piégés dans une maison en flammes à la suite d’une manifestation interdite, la « bolcho pride ». Ils évoquent alors la figure d’une sorte de grand-mère immortelle qui a régné sur leurs années d’orphelinat et de ghetto. Plus l’incendie les menace, plus ils se remémorent le monde qu’ils ont connu, notamment les aventures d’une éléphante burlesque nommée Marta Ashkarot. Et voici qu’ils deviennent eux-mêmes des cormorans féeriques vivant dans le feu, où ils troquent avec fluidité leurs propres identités. On dirait le crépuscule d’un rêve rouge, un roman postcommuniste revu par Boris Vian.

Reste Volodine lui-même. C’est sous ce nom qu’il publie Écrivains aux Éditions du Seuil. Ce sont des portraits minutieux d’écrivains imaginaires. Voyez Mathias Olbane, frappé de dégénérescence génétique, qui s’ingénie à inventer des mots qu’il classe maniaquement par catégories : l’écriture devient lexicologie. Ou bien Linda Woo, pasionaria révolutionnaire, dénuée d’illusions sur le pouvoir des mots, qui fait l’éloge des « écrivains post-exotiques ». Voyez encore Bogdan Tarassiev, dont tous les personnages de romans portent le même nom, ou l’analphabète Kouriline, qui évoque oralement la terreur stalinienne en s’inclinant devant des poupées de ferraille. Ces trois livres dessinent l’autoportrait d’un écrivain en archipel qui a la générosité de conter sans compter.