Entretien avec Antoine Volodine, par Jean-Didier Wagneur (suite et fin)

Jean-Didier Wagneur : La question suivante ira dans le même sens. Dans la fiction, les écrivains du post-exotisme n’ont que du mépris pour la littérature du dehors. On est frappé par cette dichotomie entre la littérature post-exotique et le reste de la littérature, qualifiée d’officielle, d’idéologique, voire de thérapeutique. Une telle qualification semble relever d’un dualisme assez marxiste ?

Antoine Volodine : Des écrivains écrivent, profèrent et vivent (j’insiste) des textes à l’intérieur de la prison où ils sont collectivement enfermés et mêlent leurs voix. Ils écrivent, profèrent et vivent des romånces, des poèmes, des entrevoûtes, des narrats, des Shaggås, et j’en oublie. La littérature qui se développe au-delà de la prison est dite une fois pour toutes « officielle » : pour les incarcérés, nulle nuance sur ce qui caractérise l’extérieur. Une vision marxiste, une idéologie égalitariste, et une rage subversive jamais éteinte gouvernent la réflexion de ces hommes et de ces femmes lorsqu’ils l’appliquent au monde, à leur situation, à leur histoire collective et personnelle. Mais il y a d’abord et avant tout cette donnée physique, celle de l’enfermement à l’intérieur de murailles. Une séparation concrète et définitive a eu lieu. Il est ainsi essentiel de percevoir la production post-exotique comme obéissant à deux systèmes presque indépendants : un, la révolte contre l’extérieur (contre la réalité historique et sociale passée, présente et à venir, une révolte totale) ; et deux, une construction poétique collective, alternative, la mise en place, dans les conditions carcérales les plus ignobles, d’un monde parallèle totalitaire et onirique, qui finalement peut se donner le luxe de ne pas s’opposer à l’extérieur : d’ignorer, de mépriser l’extérieur.

De nombreuses références extérieures ont été faites au cours du colloque : Kafka, Beckett, Borges… Je ne vous demanderais pas de commenter vos lectures, ce sur lequel vos réponses sont habituellement dilatoires. Mais peut-on concevoir des œuvres de littératures qui pourraient être qualifiées de post-exotiques par anticipation.

On peut certainement en concevoir. Je ne sais trop que vous dire.

J’ai toujours du mal à parler publiquement de ma bibliothèque personnelle, car au fond vous voulez la relier à celle des femmes et des hommes qui prennent la parole dans mes livres. Ma culture personnelle est une chose, mais j’ai fait le choix de la laisser en retrait lorsque je suis (comme ici) porte-parole d’une œuvre qui est, au fond, collective. Porte-parole, ce n’est pas rien, et souvent il est admissible d’opérer un glissement entre auteur et porte-parole, c’est même recommandé pour des raisons pratiques, mais dès que l’on considère les choses avec un peu de sérieux, en profondeur, il vaut mieux éviter d’entretenir la confusion. Cela vaut pour vous comme pour moi. Je vais aborder la question d’une autre manière. Donner un autre exemple de confusion à éviter. Comme vous le savez, je suis aussi traducteur. Nous pourrions bavarder aimablement sur des auteurs russes que j’ai traduits. Or je serais fort gêné si dans le cours de notre discussion, pour évoquer un de ces auteurs, vous m’interrogiez sur mes lectures préférées. Ça me semblerait être un détournement d’attention, une approche qui privilégierait le traducteur au détriment de l’auteur traduit. De la même manière, quand vous me questionnez sur ma formation intellectuelle, mes goûts littéraires, les livres qui m’ont marqués, etc, il me semble que le discours s’éloigne de son centre, de son centre véritable : les voix, la matière, la culture, l’idéologie post-exotiques.

Ce qui a été le plus flagrant a été la résistance de votre œuvre à la critique. Vous l’avez quasiment verrouillée à la manière d’un stratège contre toute intrusion, contre toute « réduction ». Je pose cette question non au narrateur post-exotique ordinaire, mais à l’écrivain, qui même prête-nom, signe la production et en assure la réception, est-ce de votre part un souci constant ?

Ce qui est peut-être le plus terrifiant pour moi, dans la stratégie dont vous parlez, c’est cette mise à l’épreuve permanente : les verrous tiendront-ils ? Mais non, je plaisante. En réalité, heureusement, il n’y a pas de verrous, ce qui m’autorise à converser sans trop de dégâts en votre compagnie. Sans trop de nervosité. Pas de verrous qui puissent sauter, pas de cuirasse qui puisse être percée, simplement une apparence de mur qui se transforme en sable dès qu’on prétend y creuser une brèche. Ce n’est pas une question de stratégie, c’est une question de nature. Un mur est toujours fragile, quelle que soit son épaisseur. Un fantôme de mur reste indestructible. De plus, le post-exotisme ne s’abrite pas derrière un fantôme de mur comme s’il avait à défendre un siège.

Reprenons ce que j’ai exposé déjà à de nombreuses reprises : l’idée de cette littérature qui se développe dans l’enfermement, depuis l’enfermement, en élaborant des règles qui la séparent de l’extérieur de façon quasi-autistique. L’enfermement est double : il est d’abord imposé par le monde extérieur, il est carcéral, mille flics sans cesse en vérifient ou en renforcent l’efficacité. Il est ensuite le résultat d’un choix esthétique et politique : s’enfermer dans une création qui « ouvre les écluses des grands rêves », une création fraternelle, aux dimensions allant bien au-delà du monde réel – niant le monde réel, libérant ses auteurs des contraintes horribles du monde réel.

Quand je plonge en apnée chamane pour retrouver mes personnages, cette double enceinte est immédiatement mise en place. Au moment de l’écriture, donc, il ne s’agit pas d’un souci stratégique ou tactique constant, mais d’une évidence qui se reflète, je suppose, dans chaque mouvement du texte, dans chaque choix de vocable, dans chaque phrase. Au moment plus profane, moins magique d’un entretien à l’extérieur des murs, quand je vous réponds, cette double enceinte est brouillée. S’il y a un souci constant de ma part, c’est alors de ne pas me perdre dans un en deçà trivial du post-exotisme, et de céder à la tentation de vous raconter n’importe quoi, des anecdotes autobiographiques significatives ou je ne sais quoi.

Vient de paraître Bardo or not bardo. Ce livre m’amène à voir que depuis le début, vous explorez ce que la réalité de la fiction sous l’image de monde flottant, sous le principe de dédoublement des personnages (ou plus si affinités) et à croire que le bardo est le lieu, la figure, le temps (biffez les mentions inutiles…) où se déroulent vos romans ?

Le monde flottant du Bardo présente des conditions idéales pour construire une fiction, parce qu’il se situe à la rencontre de deux paroles ; celle d’un mort-personnage, qui vit longuement ses hallucinations, s’interrogeant sans cesse sur la réalité, sur lui-même, sur son identité, sur à peu près toutes les questions métaphysiques essentielles ; et celle d’un commentateur extérieur, d’un prêtre-narrateur, interprétant le monde de façon totalitaire à partir d’un livre qui explique tout. On a donc une confrontation entre deux réalités délirantes, une qui est perçue par un individu, au centre de la tragédie humaine, et l’autre, qui a été élaborée collectivement, qui fonctionne comme une règle inviolable que cependant aucun humain n’applique. C’est, peut-être aussi, une confrontation entre le métaphysique et le politique, quelque chose qui court, je crois, dans tous mes romans depuis Jorian Murgrave.

Ce qui est plaisant dans cet espace littéraire que m’inspire le monde flottant du Bardo, c’est qu’il permet de développer des paysages variés, d’intenses images qui ont cette qualité, cette intensité, justement parce qu’elles jaillissent hors des personnages à partir de leur vécu ou de ce qu’ils ont engrangé comme séquences oniriques et comme fantasmes dans leur mémoire. On a ainsi un imaginaire qui passe toujours par des souvenirs et des expériences intimement liées non à l’auteur ou au narrateur, mais au personnage lui-même. Cela oblige à une lecture, et pour moi à une écriture, compassionnelle, intuitive, cela oblige à admettre que dans ce qui est prononcé restera une part de non-dit, de l’information tue par pudeur ou par douleur. En même temps, on se déplace dans des mondes fantasmés où tout peut-être en permanence réécrit, réexploré, réinventé, y compris l’identité de ceux qui y prennent la parole, et ils sont nombreux.

Dans Bardo or not Bardo, ces mondes sont régis par la contrainte que je me suis fixée, une relation au Bardo Thödol (contrainte d’une élasticité formidable, mais contrainte, malgré tout). Mais dans d’autres romans, on retrouve le même principe de fonctionnement. Des morts parlent, marchent et se souviennent, et justement, dans ce temps-espace, grâce à leur parole, à leur marche et à leur souvenir, fabriquent ce que nous, nous allons appeler du roman. En regardant les choses de près, on devrait voir cela à l’œuvre dans Dondog, dans Des anges mineurs, dans Nuit blanche en Balkhyrie et dans à peu près tous mes titres.

Vos personnages semblent atteindre de plus en plus une forme d’épure. Schlumm versus Puffky si l’on veut. Schlumm semble échapper au nom propre pour devenir une identité problématique. Vous construisez de plus en plus sur des couples en dehors de la contrainte interrogateur-interrogé.

Il y a un passage dans Dondog : « Schlumm ensuite grandit, et il y eut de nombreux autres Schlumm, dit Dondog. Certains passèrent leur existence dans les camps, comme moi, d’autre errent perpétuellement dans le monde des ombres, comme moi, certains autres réussirent à s’insérer dans la vie réelle et à mettre le monde à feu et à sang, ou devinrent lamas, tueurs ou policiers, comme Willayane Schlumm ou Pargen Schlumm ou Andreas Schlumm, ou comme moi. Et quand je dis moi, je pense, bien entendu, à Dondog Balbaïan, mais, ce faisant, je pense moins à Dondog qu’à Schlumm lui-même. (…) Avec tous ces Schlumm quelque part inscrits dans la nuit, il n’y a pas de risque que la nuit soit close. » (p. 114)

La réapparition de Schlumm (avec des prénoms différents) dans Bardo or not Bardo s’inscrit donc dans une continuité qui avait été annoncée. Quant à « Puffky », c’était le pseudonyme que se donnait Dondog Balbaïan pour le théâtre au camp : « Mon pseudonyme pour le théâtre était Puffky. » (p. 272). Mais cette approche de Schlumm et Puffky dans Bardo, si elle est justifiée, n’a finalement qu’une fonction anecdotique. Car, comme vous le soulignez, on retrouve ici (dans le train, dans les caves du Bardo, chapitres 3 et 5) un couple fréquent : deux Untermenschen au fond de leur propre épuisement, qui se chamaillent un peu tout en perdant la plupart des traits qui les différencient : Gulmuz Korsakov/Dondog Balbaïan, à la fin de Dondog, Dondog/Schlumm (dans leurs rencontres oniriques), Breughel/Attyl dans au moins une séquence de Nuit blanche en Balkhyrie, Gonçalves/Golpiez à la fin de Le Nom des singes, Yasar Dondog/Evon Zwogg dans Des Anges mineurs (« …et toi, de nous deux, tu es lequel ? ») (p. 123). Etc. C’est effectivement, avec ces paires de personnages particuliers, un auto-interrogatoire qui se met en place pour se substituer à l’interrogatoire : avec les mêmes phases de brutalité, de duplicité et de mensonge, et là la contrainte question/réponse persiste, mais dans un cadre plus étouffant encore, si possible, et plus crépusculaire. Et un enjeu moins politique, plus marqué par une réflexion sur la destinée humaine dans sa dimension individuelle.

La pièce centrale, « Le Bardo de la méduse », nous offre l’image de l’écrivain au milieu de son monde. Chausse trappe à critique comme le célèbre passage d’Alto Solo constamment repris ?

On peut comparer le chapitre « Le Bardo de la méduse » au chapitre « Le monologue de Dondog ». L’écrivain est au milieu de son monde, il construit avec ferveur une œuvre qu’il estime novatrice et phénoménale, que le public boude ou ignore. Il se raccroche donc à une idée abstraite de public ou à un sous-public composé d’animaux et même de plantes. Le public absent en face de celui qui dit les histoires (désastre poétique) fait pendant aux masses absentes en face de celui qui dit comment changer l’histoire (désastre politique). Bien entendu, on peut voir plusieurs dimensions dans ces mises en scène récurrentes. Tout d’abord une variation à partir d’une situation déjà exploitée (les écrivains post-exotiques adorent la variation et la prônent comme technique narrative de base) ; ensuite, une mise en abîme ironique de la situation réelle de la parole post-exotique (surnarrateurs à l’isolement, ayant pour compagnons de cellule des animalcules et des parasites) ; ensuite, une peinture douce-amère de l’échec ; et, pour finir, le panneau posé dans le paysage pour le critique, comme une balise utile.

Un autre point doit être souligné : comme dans plusieurs livres, c’est le chapitre central qui ordonne le reste du livre. Pas de clés ici, simplement la mise en place d’un système narratif théâtral, autour duquel vont se greffer les chapitres qui constituent, en réalité, le véritable Bardo de la méduse – un ensemble de plongées bardiques réalisées par Bogdan Schlumm pendant sa transe d’interprète/créateur. On a donc dans ce moment central, et presque sans artifices, le passage au premier plan de celui qui dit, joue et murmure le livre, on est comme pour les livres précédents en face d’un auteur par délégation : comme on pouvait se trouver en face de Will Scheidmann récitant les narrats des Anges mineurs, ou de Dondog disant le livre intitulé « Dondog ».

Vous manipulez ici de manière encore plus affirmée la mort. Vous la repoussez non pas à l’impossibilité de mourir mais à un naufrage incapable de mettre fin à la souffrance de vivre. La partie est infinie. Quelle est votre image de la mort (non celle de vos personnages) ?

Mes personnages ont des attitudes en face de la mort qui peuvent être diverses, contradictoires et qui ne recoupent pas forcément les miennes. Personnellement, je ne supporte pas l’idée de la mort, que cette mort s’applique à mes proches ou à moi-même, et quand je dis mes proches je pense autant aux morts qu’aux vivants. Et c’est avec le poids de ce refus, de cette répugnance, que depuis toujours je transforme littérairement la fin de mes personnages en un moment de réalité ou de rêve où leur vie se prolonge. Je puise dans l’imaginaire pour annuler et ridiculiser la mort, pour en embrouiller la notion, pour en décaler les échéances. J’admets vaille que vaille l’idée de l’endormissement, mais je ne supporte pas l’idée que la conscience s’arrête sans possibilité de reprendre. C’est beaucoup trop écrasant, comme perspective pour moi et pour les autres, il y a de quoi vous dégoûter de vivre. Dans mes livres je m’acharne donc à jouer avec l’après-décès, les quarante-neuf jours du Bardo, la réincarnation, le souvenir des vies antérieures. C’est une manière d’insulter la mort, je me serai au moins donné ce plaisir. Écrire mes petites histoires est pour moi une aide de première importance, dans le cadre de la lutte contre cet écrasement. Reste qu’insulter la mort n’apporte qu’une satisfaction passagère. Le néant existe, il est horrible, il est indicible, il est intransformable, il est la réalité et, une fois de plus, on se rend compte que la parole, en face de la réalité, ne peut rien.

La vie est-elle le pire des cauchemars ?

La mort pour mes personnages est liée au voyage raté, au voyage qui s’amenuise, aux espaces sombres, crépusculaires, qui précèdent la disparition dans l’espace noir. La dimension du décor n’est pas toujours marquée par l’étroitesse, note bien. Il y a souvent un ciel (totalement noir) et une terre sans limite (couverte de suie). Par ailleurs, le temps est assez fantastiquement étiré pour paraître sans fin. On est à la fin d’une combustion, au moment du refroidissement et des souvenirs. Si on excepte la poursuite dans le vide-ordures (exceptionnelle, et mettant en lumière un lieu d’action plutôt qu’un lieu de mort proprement-dit), l’espace a été à la fois lavé et sali par le feu, et il colle un peu à la peau et à la semelle des chaussures, mais il n’est pas assimilable à l’ordure, aux égouts, intestins et déchetteries… Là-dessus, réfléchissons au problème de la naissance, étroitement associé à mon avis à une réflexion indispensable sur la mort. J’ai écrit un texte important (pour l’instant non publié) qui décrit en une soixantaine de pages le passage, sous forme de mission spéciale, de ces espaces noirs qui précèdent la naissance. Ce passage, difficile, pénible, reste l’hypothèse autour de laquelle se déterminent tous mes personnages-d’après-décès : il y a ceux qui tendent vers cette renaissance, ceux qui n’y croient pas et ceux qui sont trop épuisés pour se préoccuper sérieusement de la question.

Plus que la vie, c’est ce moment sombre que je traite comme s’il s’agissait d’un cauchemar. Pour les surnarrateurs qui parlent dans mes livres, il y a souvent confusion entre cette longue mort non-mort et leur vie carcérale, faite de répétition, de monotonie, d’hallucinations et de souvenirs. Quelque chose qu’on pourrait appeler leur vie non-vie.

Paraissent simultanément Slogans de Maria Soudaïeva que vous avez traduit du russe. Ce livre a été reçu non seulement comme un choc, mais a surtout été immédiatement enveloppé d’un mystère. Malgré votre introduction, certains ont esquissé la possibilité d’une paternité possible. Quelle place occupe Volodine dans Slogans ?

Je suis heureux que nous puissions disposer d’un petit moment pour parler deSlogans et de Maria Soudaïeva. Je vais donc reprendre les éléments qui déjà figurent dans ma préface à Slogans : j’ai rencontré Maria Soudaïeva à Macau, lors de mon long séjour en Asie du Sud-est, au début des années 90. J’ai ainsi, de la façon la plus inattendue qui soit, fait la connaissance d’une femme qui correspondait trait pour trait à un de mes personnages – russe, exilée depuis toujours, détestant toute attache nationale, anarchiste, imprégnée de cultures étrangères, orientales, en rage contre le monde réel, en lutte contre une des grandes saloperies de ce monde (la prostitution) ; et, pour couronner le tout, si on ose dire, ravagée par la maladie mentale et tenant des discours hallucinés sur le présent et l’avenir de notre société. En somme, je pouvais voir en elle une variante d’Ingrid Vogel, même si son engagement militant et ses références ne passaient pas par la lutte armée. Et cette femme écrivait, dans ses moments d’inspiration ou de délire. À Macau je l’ai approchée, j’ai entretenu avec elle une amitié un peu bizarre, faite de fascination et de répulsion, d’intérêt et d’agacement… Elle était malade, il était difficile de maintenir avec elle des relations suivies et équilibrées. Je l’ai vue assez régulièrement, pourtant. Elle était une des rares personnes de Macau avec qui je pouvais parler de mon travail d’écrivain sans avoir l’impression d’être un cuistre ou un extraterrestre. Elle avait lu Lisbonne, dernière marge. Elle savait que j’étais en train d’écrireLe Nom des singes, Le Dragon gris, Le Port intérieur. Les slogans qui apparaissent dans Le Port intérieur m’ont été dictés par elle. Et puis, pendant des années, nous nous sommes perdus de vue. Je suis retourné en Europe, elle avait quitté Macau, nous n’avons même pas correspondu.

De temps en temps, à Macau, elle était flanquée d’un deuxième personnage quasiment post-exotique qui était son frère, Ivan Soudaïev, un homme au caractère difficile, totalement dévoué à sa sœur, sans doute aussi richement fou qu’elle, mais dans une variante beaucoup plus taciturne. C’est lui qui m’a envoyé après la mort de Maria une somme de papiers, des carnets, des instructions, un manuscrit fait de phrases extrêmement puissantes, rythmées, pleines de néologismes et de mélanges linguistiques presque illisibles. Je retrouvais là, mais cette fois par centaines, les slogans inhumains, les ordres hurlants que Maria m’avait incité à insérer dans Le Port intérieur.

Ivan Soudaïev lui-même se piquait d’écrire, mais j’ignore s’il s’agissait de velléités ou si vraiment il avait une œuvre en cours. Sur ce sujet, les renseignements dont je dispose sont vagues et même contradictoires. Ivan s’est réservé le soin de travailler plus tard sur ce que Maria nommait ses petites proses, mais, pour une édition française, il m’a donné carte blanche. J’ai reçu et découvert ce manuscrit tout d’abord avec désarroi, car à partir des slogans de Maria que je connaissais, j’avais eu la vision d’un projet romanesque tout à fait semblable, que j’avais intitulé plusieurs années plus tôt Conversation avec une louve en me donnant même le luxe d’en faire une recension publique. À ce premier désarroi est vite venu s’ajouter un malaise d’une autre nature : le texte que je tenais entre les mains était fondamentalement intraduisible, inachevé, dans un désordre total, constitué de multiples moments d’écriture que Maria n’avait pas eu le temps de réviser. C’est un peu comme si on m’avait remis un brouillon génial. Génial, mais impubliable. J’avais conscience qu’il s’agissait pour moi d’un précieux présent, d’un legs que je ne pouvais pas refuser : quelque chose qui s’inscrivait dans ma vie comme un devoir d’amitié, d’affection, de fidélité, mais aussi qui correspondait à une nécessité littéraire. Il fallait faire connaître ces cris extraordinaires. Malgré tout, ma première idée a été de renoncer, je reculais devant l’ampleur de la tâche. J’ai laissé de côté ce travail pendant des mois. Puis je me suis penché dessus et, presque aussitôt, sans mal, j’ai su comment ordonner le manuscrit, le recomposer, le structurer, le traduire.

Je n’aime pas beaucoup parler de miracles, mais là, quelque chose s’est produit que je n’avais jamais vécu : une rencontre violente, choquante, avec une sœur d’écriture. Une rencontre entre deux inspirations, où l’idée même de conflit intellectuel disparaissait. Un partage. Cette rencontre était déjà illustrée dans quelques-unes des images de Maria, qui renvoyaient à la culture et aux fantasmes d’Ingrid Vogel. Mais surtout, j’ai osé intervenir dans le corps du texte, dans ses sonorités, dans sa structure, comme si nous étions, Maria et moi, en harmonie littéraire totale, en complicité, chacun suggérant à l’autre des bonheurs poétiques, des illuminations. J’ai osé m’approprier le texte tout en me mettant totalement à son service. Ma première intention était de remodeler Slogans pour en faire une œuvre qui verrait le jour sous une forme accomplie et qui serait lue, déclamée, aimée. Mais dès le début, ce qui était traduction et adaptation a évolué vers une extase d’écriture qui avait un caractère proche de l’extase chamanique, dont j’ai parlé ailleurs. Je ne sais pas pourquoi, j’avais confiance, et j’avais toutes les audaces, et aussi la certitude que mes choix n’allaient pas trahir l’original. J’ai osé aller bien au-delà de ce qu’on attend d’un traducteur : j’ai corrigé, fusionné, reconstitué, j’ai retranché et ajouté. J’ai modifié des noms et même des références. Je n’ai aucune honte à avouer cela, cet au-delà de la traduction qui contredit l’éthique des traducteurs : peut-être parce que le résultat est là, un poème déferlant qui n’aurait jamais existé sans cette intrusion violente de ma part.

La question de la paternité est ridicule Elle est soulevée, évidemment, par les effets de proximité poétique et les interventions sur lesquels je viens de m’expliquer une fois de plus. Slogans est l’œuvre d’une femme dont je déplore la disparition, un auteur dont la voix est incomparable. Je n’ai absolument pas souhaité figurer sur la couverture en tant que co-auteur ; ç’aurait été, à mon avis, abusif, et aurait brouillé encore plus les cartes. Il n’y a pas de cartes, il n’y a pas de mystère, il y a seulement une poétesse admirable, un livre admirable.

Quelle influence a-t-elle à partir du Port intérieur ?

En rencontrant Maria à Macau, je croisais soudain dans la réalité une individualité d’exception, qui ressemblait à une des femmes que j’avais décrites dans Lisbonne, dernière marge : même comportement, mêmes secrets, en somme, et même grande richesse intérieure. Même héroïsme, aussi, même solitude. Nous nous sommes retrouvés autour d’une vision apocalyptique du monde contemporain, nous avons échangé nos fantasmes et nos approches de la mémoire historique : elle avait connu sur place l’angoisse de la guerre à Hanoï, elle connaissait bien l’Asie, l’URSS, nous partagions un même intérêt pour le chamanisme sibérien, pour les peuples de l’Extrême-orient soviétique ; de mon côté, je pense que j’ai fait évoluer sa perception de la Shoah (qu’elle n’avait pas tellement intégrée parmi les abominations du XXe siècle et à quoi les cris et clameurs violentes de Slogans se réfèrent souvent, à l’évidence).

Notre relation avait aussi la dimension d’un échange littéraire. Cette relation était inégale : Maria a lu plusieurs de mes livres, je lui ai parlé des romans sur lesquels j’étais en train de travailler, de mes projets, alors que d’elle je n’ai lu qu’une poignée de phrases éblouies, que j’ai citées dans Le Port intérieur, les « slogans » recueillis par Gloria Vancouver. Pour moi, c’était quelqu’un qui avait un tempérament de visionnaire et de poétesse, mais qui n’écrivait pratiquement pas. J’ai été stupéfait en découvrant le manuscrit envoyé par Ivan. Et consterné, aussi, peiné à l’idée de ne pas avoir pu faire ce travail de traduction et d’adaptation avec, à côté de moi, Maria vivante. C’est un peu comme si, sur ce plan poétique qui me tient tant à cœur, j’étais passé à côté d’elle sans la voir.

Maria Soudaïeva est très présente dans Le Port intérieur, dans le personnage de Gloria Vancouver et dans ses illuminations oniriques. Elle avait refusé que je fasse apparaître son nom dans une formule de remerciements. On trouve néanmoins ce nom dans la liste des auteurs post-exotiques dissidents du Post-exotisme en dix leçons, leçon onze, et il y a ici et là dans les livres suivants quelques clins d’œil qui lui sont adressés. Le plus spectaculaire reste évidemment ce à quoi je faisais allusion tout à l’heure : cette vision anticipée de l’ouvrage que j’allais recevoir des années plus tard, cette Conversation avec une louve dont je décrivais le contenu à tâtons dans une rubrique littéraire, l’attribuant à Marina Peek.

Autre influence importante de Maria sur la production post-exotique : dans le cadre de cette traduction chamanique de Slogans, j’ai moi-même composé un grand nombre de « slogans ». Je les ai regroupés dans un cantopéra, Vociférations, écrit en collaboration avec le musicien Denis Frajerman2.

Vociférations n’aurait pas eu le moindre début d’existence sans la magie poétique de Maria Soudaïeva. Vociférations doit tout à Maria Soudaïeva, c’est également, comme Slogans, un lieu de retrouvailles littéraires et presque physiques avec elle. C’est pour moi une manière de prolonger son douloureux combat contre le réel, et de lui rendre une nouvelle fois hommage. Et, lorsque je murmure ou déclame ces phrases si proches des siennes, c’est l’occasion de lui redonner un peu de vie. Un peu de vie et un peu de voix.

Paris, 2004, année du Singe

2. Sur la passionnante rencontre musico-littéraire entre Antoine Volodine et Denis Frajerman, qui demanderait un développement à part, il faut citer principalement : Les suites Volodine ; Des Anges mineurs, oratorio post-exotique ; Vociférations, cantopéra. Consulter à ce sujet le site : http://www.rumbatraciens.com/frajerman/