L’Indépendant, 28 mai 2014, par Serge Bonnery

La Grèce dans tous ces états à Lagrasse

Chaque année au printemps, le Banquet du livre de Lagrasse accueille une littérature étrangère. Cette année : la Grèce sur fond de crise et d’interrogations.

À contre-courant. Le Banquet du livre de Lagrasse consacre à partir de vendredi son édition de printemps à la Grèce. « Un thème qui s’imposait », selon Dominique Bondu, le directeur de la Maison du banquet. La Grèce, mais « aussi loin que possible des clichés et des stéréotypes qui circulent sur ce pays ». À contre-courant, donc.

Pour en parler, le Banquet invite une pléiade d’auteurs grecs parmi lesquels l’essayiste et romancier Yannis Kiourtsakis, auteur d’une trilogie autobiographique dont les deux premiers volumes sont parus chez Verdier.

Plus qu’un roman

Le Dicôlon et Double exil, sont plus qu’un roman familial. « Le Dicôlon est une figure du langage carnavalesque et du folklore grec », explique Yannis Kiourtsakis. « Il représente un homme portant sur son dos son frère mort ». Yannis Kiourtsakis avait 18 ans quand son frère aîné s’est suicidé à 26 ans. « Écrivant le livre, j’ai peu à peu pris conscience que le Dicôlon, c’était moi ». Ce personnage issu de la mythologie populaire est une figure du double. « Le dedans, le dehors, comment à partir du dedans de soi on découvre le vaste monde », poursuit le romancier. Telle est l’histoire, personnelle, qui se mêle ici à la grande Histoire de la Grèce dont la trilogie brosse le portrait, de la fin du XIXe siècle à nos jours, parlant aussi de la Grèce dans sa relation au continent européen. À la fois « à la marge » et « au cœur de l’Europe », souligne Dominique Bondu.

Situation ambivalente qui méritera débat au Banquet. « L’Europe est ma seconde patrie », témoigne Yannis Kiourtsakis, venu suivre ses études en France au milieu des années soixante tandis que son pays sombrait dans la dictature des colonels.

Idéalisation

« Quand je l’ai quitté, j’ignorais mon pays », raconte l’auteur. « À 18 ans, j’étais tourné vers l’Europe, la culture européenne et j’ai découvert la Grèce à partir de la France ». Cette position singulière se déploie dans le second volume, Double Exil, où Yannis Kiourtsakis raconte comment, « à partir d’une idéalisation de la Grèce » lorsqu’il était en France, il s’est brutalement senti « étranger », comme « exilé » à son retour dans son pays natal. Il avait tant changé depuis son départ…

De même en France, Yannis Kiourtsakis a vécu en décalage lors des événements de mai 68 dont il se sentait à la fois « proche par mon penchant poétique pour changer la vie, comme Rimbaud l’avait proclamé », mais aussi très vite éloigné « parce que j’ai vu que, peu à peu, la société de consommation que la jeunesse dénonçait prenait le pas sur tout le reste », se souvient- il. Sentiment d’exil, encore, que rien décidément ne paraît pouvoir surmonter.

La langue

Double exil ou double patrie – « Je n’ai pas pu m’enraciner ni dans l’une ni dans l’autre » – l’écrivain a-t-il résolu la question ? « Peu à peu, confesse-t-il, en travaillant mes livres, j’ai trouvé ma patrie dans ma langue ». Une langue qui cherche à « donner un sens moderne aux mots les plus anciens » car, pense Yannis Kiourtsakis, « ces mots sont porteurs d’avenir ».

Comment une littérature d’une grande vitalité traverse- t-elle une crise ravageuse et quelles réponses est-elle susceptible d’apporter à ces bouleversements ? Le Banquet de Lagrasse ne s’éloigne jamais beaucoup des tensions qui secouent le monde dans ses profondeurs. « La Grèce ne serait-elle pas, d’une certaine façon, à l’avant-garde de la crise-mutation de la société européenne ? », questionne Dominique Bondu. Les auteurs invités au Banquet répondront sûrement à cette interrogation.